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manière précaire. Ces unions révocables, qui ne reposent que sur la libre volonté des conjoints, les « sans-mariage» les entourent parfois de formes qui en rehaussent la dignité et leur donnent une certaine garantie; ainsi du consentement des parens et de la publicité. Il est des régions où, pour faire part de leur entrée en ménage, les couples qui ont résolu d’associer leur vie se promènent ensemble dans les foires et les marchés, en se tenant par la main ou par un mouchoir, comme pour dire à chacun : « Vous voyez, nous sommes unis. » Parfois il est aussi des formes d’usage pour la rupture ou le divorce. On se sépare, en présence des parens et des amis, en se faisant force révérences à la russe.

Quelques-uns de ces proscripteurs du mariage lui préfèrent franchement le libertinage, appelant la libre union de l’homme et de la femme l’amour fraternel, le saint amour, l’amour chrétien. Cela est surtout vrai des villes où l’ouvrier ne voit dans la famille qu’une charge. Dans les campagnes même, il s’est rencontré des pères, affirme-t-on, pour encourager leurs filles au dévergondage, les félicitant de leur apporter de futurs travailleurs ou travailleuses, leur permettant tout, sauf le mariage. Comme ailleurs des moralistes profanes, quelques-uns de ces adhérens de la vieille foi semblent en être arrivés à rejeter hors de la morale tout ce qui touche les rapports des sexes.

L’union libre est peut-être, pour la société, un moindre embarras que les maximes des sectes plus rigides qui poussent jusqu’à leurs dernières conséquences les principes du schisme. Aux yeux de plusieurs communautés de sans-prêtres, tout commerce de l’homme et de la femme est illicite, rien ne pouvant suppléer au sacrement perdu. Les tenans de ces maximes qui n’ont pas la force d’y demeurer fidèles sont tentés de faire disparaître les preuves de leur faiblesse. Aussi l’infanticide est-il un des crimes longtemps reprochés aux moines laïques de la bezpoporstchine. Certains fanatiques expiaient, dit-on, leur faute en enterrant vivant le fruit de leur péché. Pour affranchir leurs coreligionnaires de semblables tentations, les théodosiens (fédoséiertsy) avaient fondé, à Moscou et à Riga, de vastes orphelinats. Chez quelques-uns de ces sectaires, me disait Ivan Tourguénef, l’idée ascétique semble renforcer le préjugé théologique. Le rapprochement des sexes leur paraît une impureté ; le mariage, qui le consacre légalement, une abomination. S’ils pardonnent plus facilement le libertinage que le mariage, c’est que le repentir peut arracher à l’un et que l’autre enchaîne au péché.

Jusque chez l’inflexible théodosien, il s’est fait une évolution contre l’ascétisme en faveur de la nature et de la famille. Comme la plupart des « sans-mariage, » ce qu’il exige sous le nom de célibat, ce n’est qu’un célibat civil qui n’exclut nullement la cohabitation avec une