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femme. Parmi ces hommes, qui semblent condamner la Russie à n’être plus qu’un immense monastère, la réaction est telle que les théodosiens de Moscou en sont venus, récemment, à rejeter le monachisme aussi bien que le sacerdoce[1], disant que, sans prêtres, il ne peut plus y avoir ni moines ni consécration monastique. En vertu de ce nouveau principe, tel ou tel de leurs moines les plus en vue, le père Joasaph et le père Joanniky, ont jeté le froc pour prendre une ménagère, ou, comme ils disent dans le jargon de la secte, une cuisinière, striapoukha, car, c’est sous ce vocable tout pratique qu’un théodosien désigne la compagne qui lui tient lieu d’épouse. A en juger par ce nom, il semblerait que la femme a peu gagné aux doctrines des « sans-mariage. » On en pourrait dire autant des enfans, la grande difficulté de tout système de ce genre. Pour eux, les bezbratchniki n’ont rien trouvé de mieux que des maisons d’orphelins, auxquelles les parens sont libres de confier leur progéniture. Aussi ne nous paraît-il point qu’ils aient vraiment résolu le problème de l’union libre. En fait, ils vivent dans le concubinat, tout comme nombre d’ouvriers de nos villes d’Occident. Toute la différence, c’est qu’à travers les aberrations de l’esprit de secte, la plupart de ces « sans-mariage » ayant gardé une foi religieuse et une morale positive, ces unions révocables ont, chez eux, sinon plus de garanties, du moins plus de décence, plus de chances de paix et de durée. Si l’utopie de la famille libre, sans lien légal, pouvait impunément entrer dans les mœurs, ce serait encore à couvert de la religion. Au foyer d’un croyant, il reste Dieu, le témoin invisible, pour protéger la femme et l’enfant.

Si le sauvage génie de l’ancienne bezpopovstchine n’est pas entièrement mort, il ne vit plus que dans quelques sectes extrêmes, dans une secte bizarre en particulier, que nous avons jadis signalée à cette place : les errans ou stranniki. Ces fanatiques, appelés aussi les fuyans (bégouny), se donnent le nom de pèlerins. La croyance au règne actuel de Satan est la pierre angulaire de l’enseignement des errans. Repoussant comme une apostasie toutes les concessions ou les inconséquences des sans-prêtres modernes, l’errant cesse tout commerce avec les représentans de Satan, c’est-à-dire avec l’état et les autorités constituées. A l’instar des anciens prophètes, il se retire dans la solitude, il s’enfonce dans les forêts, où n’ont point encore pénétré les serviteurs de l’antéchrist. Il fuit particulièrement les villes, ces maudites Babylones oh résident les ministres du prince des ténèbres.

Il faut dire que cette singulière secte paraît moins étrange en Russie qu’ailleurs. Elle est à coup sûr bien russe, elle semble née de

  1. Iouzof, Rousskie Dissidenty, p. 100-101.