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son revenu égalait celui des rois, dont il n’avait aucune des charges. Il fit construire et équiper le plus beau yacht qu’on eût encore lancé, le North-Star, de 2,000 tonneaux, l’aménagea comme un palais flottant, et s’embarqua avec sa famille pour visiter successivement l’Angleterre, la France, l’Italie, la Russie, la Turquie, étonnant l’Europe de son faste, mais n’oubliant pas ses humbles débuts. En arrivant à New-York, son yacht jetait l’ancre en face de la ferme où s’était retirée sa mère, qu’il vénérait. Par son ordre, on saluait de vingt et un coups de canon la vieille demeure qu’elle habitait, et il consacrait cette première journée de son retour à lui raconter ses voyages.

La guerre de sécession mit en relief certains traits de son caractère. On sait la terreur que causa l’apparition soudaine, dans les eaux de l’Union, du navire confédéré le Merrimac. En peu de temps, ce navire blindé et à éperon balaya les côtes des États-Unis, coulant bas les navires de guerre, capturant les bâtimens de commerce, jusqu’au jour où l’arrivée du Monitor le contraignit à se réfugier dans une anse du James-River. Mais on craignait que le Merrimac, de marche supérieure, ne réussît à éluder la vigilance de son rival et à reprendre le large. Dans cette conjoncture, le président Lincoln fit appeler Vanderbilt pour lui demander son concours.

— Combien prendriez-vous pour immobiliser le Merrimac ou lui barrer la route?

— Mon concours n’est pas à vendre, et je ne suis pas homme à spéculer sur les malheurs de mon pays.

L’entretien était mal engagé. Le président restait perplexe, embarrassé. Le Commodore rompit enfin le silence :

— J’ai un navire que je crois de taille à se mesurer avec ce corsaire. Donnez-moi les hommes, je prendrai le commandement et me charge de cette affaire. Je n’y mets qu’une condition, c’est d’être maître absolu de mes mouvemens et de ne relever en rien de l’amirauté.

Le président se confondit en remercîmens. Trente-six heures après, le Vanderbilt, le plus rapide et le plus solide bâtiment de sa flotte, son orgueil, celui qu’il avait fait construire d’après ses plans et des plus coûteux matériaux, pénétrait dans le James-River, aux applaudissemens de la garnison de la citadelle Monroe. Le commodore, alors âgé de soixante-sept ans, le dirigeait lui-même et répondait avec sa brusquerie habituelle à l’officier qui se rendait à son bord et lui demandait ce qu’il pouvait faire pour lui venir en aide :

— Rien autre chose que vous tenir tranquille et me laisser faire.