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goûts, n’ayant d’autre passion que le whist. A quatre-vingt-un ans, il se laissa aller pour la première fois peut-être à un accès d’orgueil :

— Depuis que je suis né, dit-il, j’ai gagné en moyenne 1 million de dollars (5 millions de francs) par année, mais ce qui m’en plaît le plus, c’est que j’en ai fait gagner chaque année trois fois autant à mes concitoyens.

Il disait vrai, mais ne disait pas tout. À cette époque, il était l’homme le plus riche du monde, plus riche qu’Astor et Stewart, qui le précédaient de peu dans la tombe. Outre les legs particuliers qu’il faisait et qui dépassaient 75 millions de franc«, il laissait en mourant 450 millions de francs à son fils aîné William H. Vanderbilt.

Une pareille fortune est un pesant fardeau. William H. Vanderbilt en fit l’épreuve, et bien souvent il regretta, au milieu de sa royale opulence, dans son palais de la cinquième avenue, orné de tableaux de grand prix et d’objets d’art, le temps heureux où il vivait sans soucis dans sa ferme de Staten-Island. Il tenait de Cornélius Vanderbilt l’intelligence des affaires, la volonté et la persévérance; de sa mère une nature généreuse et simple; mais il ignorait l’art que possédait son père, de s’abstraire des préoccupations, de déposer chaque soir le fardeau du jour pour le reprendre, reposé, le lendemain. Il n’avait ni sa robuste santé ni sa merveilleuse facilité de travail. Il y suppléait par un labeur opiniâtre. Sous son habile administration, sa fortune grandissait toujours, mais ses forces s’usaient.

Ce millionnaire se lamentait de l’être ; ce simple citoyen, plus riche qu’aucun souverain, en butte à la haine des uns, à l’envie des autres, aux convoitises de tous, assailli de lettres menaçantes ou suppliantes, point de mire de mille intrigues, pliait sous le fardeau de son opulence. « Une fortune de 200 millions de dollars (plus de 1 milliard de francs), écrivait-il à un de ses amis, est un fardeau trop lourd pour un homme. Ce poids m’écrase et me tue. Je ne veux pas imposer une pareille situation à l’un de mes fils. Je n’en recueille aucun plaisir, je n’en retire aucun bien. En quoi suis-je plus heureux que mon voisin qui possède un demi-million? Il goûte mieux que moi les vraies jouissances de la vie. Sa maison vaut la mienne, sa santé est meilleure, il vivra plus longtemps, et lui, du moins, peut se fier à ses amis. Aussi, quand la mort me déchargera des responsabilités que je porte, j’entends que mes fils se partagent, avec cette fortune, les soucis qu’elle impose. »

Il mourait un an après, laissant en dons et charités 500 millions de francs, et léguant à chacun de ses deux fils, Cornélius et William,