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fallait s’en emparer, les verser dans les livres, soit avec leur signification naturelle, soit en forme de métaphores. Pas de plus grand profit que d’écouter causer les artisans des différens métiers, les veneurs, les matelots, les paysans. Chaque province avait aussi ses manières de dire ; on pouvait, on devait se les assimiler, mais quand elles en valaient la peine, étant savoureuses et jolies. Il n’était pas absolument interdit non plus d’aller chercher son bien au-delà des Pyrénées et des Alpes. Seulement, un goût sûr devait guider l’emprunteur. Selon Pasquier, Montaigne glissa trop souvent à parler gascon sans nécessité, dans ses Essais. Et que dire du jargon des beaux seigneurs et des belles dames de la cour, qui se souhaitaient le bonjour et le bonsoir en italien, usaient de plus de mots étrangers que de français pour causer, défiguraient enfin le peu d’expressions françaises qu’ils daignaient garder? Pasquier préférait ne point apprécier trop longuement leur « inepte » langage, car il entrait dans ses sages habitudes d’éviter de se faire inutilement des ennemis : « Je ne me propose, disait-il, d’offenser ceux qui ont puissance de nous offenser. » Les pédans, farcis de grec et de latin, qui s’en déchargeaient sur la langue nationale, ne lui convenaient guère mieux, du reste, que les courtisans italianisant pour satisfaire à la mode; il plaignait ces pauvres gens en qui l’abus des livres avait étouffé l’humeur gauloise et le goût des jolies choses nationales. Ce qui se présentait d’abord à leur esprit lorsqu’ils écrivaient, c’était la phrase étrangère; ils en tardaient leurs écrits, les yeux fermés, « faisant d’une bonne parole latine une très mauvaise en français.» Sans doute par dégoût des abus dont il était journellement témoin, Pasquier n’admettait que dans des cas très exceptionnels qu’on francisât des mots latins ou grecs.

En revanche, Pasquier en convient, on ne saurait trop aller à l’école des Grecs et des Latins, afin de s’inspirer de leur pensée. Cependant, il est douteux que Pasquier ait vu clairement, il est douteux qu’il ait même entrevu quelles leçons nous aurions à recevoir des anciens. Il fut séduit pur l’aspect de grandeur qu’avait leur œuvre : c’était comme un monde nouveau qui s’ouvrait. Comprit-il que c’était le monde des idées supérieures et universelles dont se font les systèmes de métaphysique et de morale et qui sont pour bouleverser la terre? Non. Ses amis et lui furent les ouvriers inconsciens des immenses choses futures, dont le pressentiment les eût fait pour la plupart se reculer de leur lâche. Fait bien piquant, pas une ligne, que nous sachions, de ses énormes in-folio ne nous révèle ce que nous aurons à gagner au commerce si prôné des Cicéron, des Sénèque, des Plutarque. Tout le prix que nous tirerons de notre effort vers eux est laissé dans la nuit.