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magistrat y croie et se trouve la force de les appliquer. Aux esprits qu’a pénétrés l’idée du relatif, la tâche est répugnante : trop souvent, en prononçant sentence selon la loi civile, ils ont sous les yeux qu’il pouvait être prononcé de plusieurs autres façons différentes selon la loi naturelle. Le juge, armé du glaive que lui a remis la société, ne doit pas plus trembler à le promener en pleine vie selon la règle, que n’a dû trembler le législateur tandis que, raisonnant dans sa sphère tout abstraite, il élaborait cette règle froide, sèche, fixe, inflexible, pour toiser dans l’avenir les infinis phénomènes d’un monde enfiévré. Les juristes romains furent incomparables, car la race latine eut le génie de l’absolu ; pour la même cause, l’esprit français est fort bon à faire et à appliquer les lois ; aussi bien, une partie de l’Europe a-t-elle fini par nous emprunter nos codes à peine modifiés.

Le commerce habituel des philosophes de l’antiquité communiquait à Etienne Pasquier et à ses amis, les l’Hospital, les de Thou, les Montholon, les Harlay, les Pithou, les Séguier, les Loisel, les Nicolaï, une dignité d’attitude et de vie qui faisait resplendir leur existence et leur personnage d’une auréole d’autant plus lumineuse que les temps étaient plus sombres et les caractères tout de vertu plus rares. C’étaient d’ailleurs de grands chrétiens. Il est superflu de rappeler les nobles traits, présens aux mémoires, par lesquels s’honora journellement, au fort du XVIe siècle, la magistrature française, ferme et fière entre le pouvoir royal et toutes les factions : on a dit que le temps des guerres religieuses avait été son âge héroïque, et cela est de toute vérité. Mais on connaît moins comment beaucoup de ces hommes, d’un aspect si grand devant l’histoire, savaient cependant goûter la vie, la vie modeste et bourgeoise, au milieu de leurs familles, dans leurs maisons. Leur longue robe déposée, s’ils n’entraient pas dans leurs bibliothèques afin de puiser la force aux grandes sources, le Gaulois reparaissait en eux, le Gaulois ouvert aux petites joies simples qui font encore partie des secrets de la vaillance à la vie. Sans trop grande préoccupation de l’avenir, ils jouissaient du présent. Ils riaient, caressaient leurs enfans, embrassaient leurs femmes pour de bon et les querellaient pour rire. Ils allaient voir leurs bêtes à l’écurie et cultivaient leurs fleurs. Ils se réunissaient pour causer entre amis : au moment qu’on parlait de choses graves arrivait un mot leste ; ce mot en amenait un autre ; il est parfois triste de plaisanter des choses, au lieu que de plaisanter avec les mots ne prépare aucun regret. Puis c’étaient les gaillardises, les audaces à huis-clos; et tout le vieux fonds de la gaîté des ancêtres, médecins, gens de loi, moines, femmes, maris, potentats, sortait du sac ; chacun rivalisait à cribler de traits qu’il