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la procédure est utile à nos praticiens pour les perfectionner dans leur art, en le rapportant à ses principes. Si nos avocats ont autre chose à faire, en effet, que de « flatter nos oreilles par des cadences harmonieuses » ou de « charmer les esprits par de vaines curiosités; » si leur tâche est assez belle encore sans cela, et assez difficile; si leur art a ses secrets, ses règles et ses lois qu’il faut connaître pour l’exercer, c’est assez pour justifier l’histoire de l’éloquence judiciaire. Je regretterai donc, avec M. Munier-Jolain, que le sujet n’ait encore tenté personne, ou du moins qu’à peine en a-t-on tracé quelques rares chapitres. Mieux que cela, et cette histoire, si je l’osais, je l’inviterais lui-même à l’écrire, à la condition seulement que ce fût d’un style plus simple, ou même plus naïf, mais surtout moins «littéraire.» Car j’ai quelque idée qu’en nous en retraçant plus fidèlement les époques, il aboutirait aux mêmes conclusions que nous-mêmes; qu’il s’apercevrait qu’à mesure qu’elle s’éloignait de la littérature, et qu’elle se souciait moins de faire revivre parmi nous les Démosthène et les Cicéron, l’éloquence judiciaire se rapprochait de son véritable objet; et qu’il conviendrait enfin qu’à vouloir égaler l’éloquence politique ou celle de la chaire, comme elle y perd absolument son temps, l’éloquence du barreau ne saurait rien gagner.

Mais, en tout cas, lui ou un autre, si jamais quelqu’un écrivait cette histoire, il ne devrait pas croire qu’en « bannissant l’éloquence judiciaire de l’univers des belles-lettres, » les représentans de la haute critique, — c’est toujours M. Munier-Jolain qui parle, — « n’aient conformé leurs plans qu’à leur seule ignorance.» Ils ont eu leurs raisons, que même ils croyaient tellement évidentes que, de peur de se faire moquer, ils ont négligé de les donner. C’était un tort; et M. Munier-Jolain le leur prouve. Je consens d’ailleurs très volontiers que ni Sainte-Beuve, ni Désiré Nisard n’eussent fait une étude bien approfondie d’Antoine Lemaistre ni d’Olivier Patru, de d’Aguesseau ni de Cochin. Mais s’il n’est pas vrai, selon le mot impertinent de Rivarol, que « quatre lignes de prose jugent et classent un homme sans retour, » il n’est pas vrai non plus que quelques bonnes pages égarées dans quinze ou vingt volumes en fassent un écrivain. L’histoire d’une littérature ne se compose que de l’histoire ou des écrits de ceux qui ont ajouté quelque chose à la somme des idées de leur temps ou aux moyens de l’art d’écrire. De quel avocat peut-on faire cet éloge? Et si l’on n’en nomme pas un, si même l’on avoue qu’en tout temps le barreau n’a témoigné « que de sa docilité aux règles changeantes de notre goût littéraire, » si l’on ajoute enfin, sans en être prié, que les « réformateurs du langage ou de la pensée ne partirent jamais du Palais; » de quoi se plaint-on? à qui en a-t-on? et à qui faut-il s’en prendre, — qu’à soi-même?


F. BRUNETIERE.