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s’étaient repris à deux fois pour vivre. Les parties de la nation établies à l’ouest et au centre de la Gaule avaient subi le sort commun des barbares que la civilisation avait énervés. Au VIe siècle, les Francs de Paris, de Soissons et d’Orléans, sont confondus avec les Gallo-Romains dans le désordre d’une vie politique sans règles et sans but. L’église même est compromise et presque perdue parmi ce chaos. La Gaule mérovingienne n’a possédé ni la force morale, ni la force matérielle nécessaire pour accomplir la tâche qu’Avitus avait prescrite à Clovis, c’est-à-dire pour conquérir la Germanie et la convertir. Des expéditions militaires, la perception intermittente de tributs, une vague suzeraineté imposée, puis abandonnée, quelques missions chrétiennes sans plan ni persévérance : c’est là tout ce que les Mérovingiens ont fait pour la Germanie. Mais, au VIIIe siècle, les Francs d’outre-Meuse relèvent la gloire du nom et la puissance du peuple. Ils ont gardé la saine vigueur brutale, la simplicité de la vie, l’habitude des réunions de guerriers, le goût des expéditions en bandes, l’amour du pillage et la joie de tuer. Après avoir été longtemps gouvernés par les Mérovingiens, ils se sont donné des chefs nés chez eux. Une famille indigène, qu’on appellera bientôt la dynastie carolingienne, inaugure sa fortune au VIIe siècle et l’achève au VIIIe. Comme Clovis a conquis la Gaule, Charles Martel la conquiert sur les descendans de Clovis. Comme les Mérovingiens, il attaque la Germanie. Qu’y va-t-il faire? La guerre. Mais la guerre ne suffit pas à créer un peuple. Ravager le territoire des Frisons, brûler des huttes saxonnes, humilier le duc des Bavarois : tout cela était facile, mais la main de Charles, toute remplie par sa lourde épée, n’avait pas de semailles à jeter dans les sillons ouverts.

Son contemporain, le missionnaire Boniface, a été un semeur[1]. Il a établi des évêchés, et l’évêque était un prédicateur et un instituteur, il a fondé des monastères qui étaient des écoles, des ateliers et des fermes. Il a prescrit des règles morales, éveillé des sentimens, ouvert à des esprits la carrière du labeur intellectuel. Il n’a point pensé qu’il travaillât à fonder une nation. Il ne voyait sur terre que des hommes qui devaient tous obéir au successeur des apôtres et, sous la conduite de ce pasteur, cheminer à travers la vallée des larmes vers les pâturages éternels. Point d’autre patrie que l’église, militante en ce monde, souffrante ou triomphante dans l’autre. Boniface y a introduit la Germanie, qu’il a élevée à la dignité d’une province de l’église universelle. Cela, du moins, était une destinée. Un jour viendra où ces âmes que la doctrine chrétienne

  1. Voyez la Revue du 15 avril 1887.