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certes, une des plus nobles ni des plus grandes, mais une de celles qui sont marquées des traits les plus vigoureux. C’est le soldat de fortune, qui, ne devant rien à la naissance et à la richesse, s’élève par degrés dans les troubles civils par sa valeur et sa ténacité, qui conquiert pied à pied une province, s’y établit, y règne et fait sentir à tous le prix de son alliance ; aussi redouté de ses alliés que de ses ennemis ; morigénant sans cesse les églises protestantes qu’il finit par trahir; retenu dans l’obéissance à la couronne autant par ses intérêts que par le devoir; guidé aussi par une clairvoyance inouïe qui lui montra de tout temps, aux heures les plus sombres de la guerre civile, le triomphe définitif de la monarchie nationale. Tenant les clés des Alpes, familier avec tous les cols et toutes les vallées, il comprit avant d’autres, avant Richelieu, avant Mazarin, le rôle que la nature donnait aux ducs de Savoie, et il aurait voulu en faire les sentinelles et l’avant-garde de la France contre la puissance espagnole. Placé aux extrémités du royaume, il surveillait toutes les affaires d’Italie, avait un œil sur Genève, un autre sur la Valteline et les Grisons ; il servait la France en se fortifiant lui-même dans son Dauphiné, où il avait fini par être une façon de roi, on pourrait dire de tyran. On trouve dans sa vaste correspondance des ordres qui montrent jusqu’à quels détails allait cette tyrannie; il défend un jour, par exemple, aux habitans d’un village d’acheter d’autre vin que celui de ses vignes. Sa rapacité était extrême et avait toujours été en grandissant ; les confiscations, les guerres lui avaient donné, pendant plus d’un demi-siècle, les moyens d’accumuler une immense fortune : il avait une quantité de maisons qu’il ornait et embellissait sans cesse. Son ambition, qui n’avait pas plus de limites que son avarice, le conduisit à l’abjuration et, avant l’abjuration, à une longue dissimulation avec les églises. Il en était resté l’un des protecteurs et des conseillers attitrés, quand il songeait depuis longtemps à les quitter. Il faudrait une forte dose de naïveté pour croire que son abjuration fût une conversion : ses lettres au roi ne laissent planer aucun doute sur ce point ; mais Lesdiguières n’avait pas pour « sauter le fossé » les raisons d’Henri IV. Il ne pouvait se flatter que son abjuration était nécessaire à la paix du royaume; elle contrista simplement les églises protestantes, sans réjouir beaucoup les catholiques. Leduc de Bouillon, comme lui placé à l’extrémité du royaume, ayant comme lui la triste expérience que donnent les guerres civiles, avait souvent conseillé aux églises la modération et la patience ; mais il n’avait pas ôté toute valeur à ses conseils en trompant et enfin en quittant ceux à qui il les donnait. On crut généralement qu’en achetant si cher l’épée de connétable, Lesdiguières céda aux importunités de celle qui était devenue sa femme ;