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le devoir et l’usage des gens qui ont un revenu honorable, une famille décente, une bonne table. On est abonné, habitué de ce théâtre national, comme on est décoré. La présence périodique dans une de ses loges ou dans ses fauteuils est une pratique religieuse, dont un notable et ses proches ne sauraient se dispenser sans honte. N’est-ce pas le temple du répertoire ? Et qu’est-ce que le répertoire, sinon une littérature révélée ? De grands hommes, qui n’ont jamais été des hommes, ont produit ces ouvrages par miracle, pour la postérité ; d’autre part, les héros qu’ils évoquaient, au moins dans la tragédie, avaient vécu bien des siècles avant eux : et, par là, ce miraculeux ensemble a un air d’éternité. La représentation d’une de ces pièces, à présent, est la célébration d’un mystère : il est beau d’y prendre part. On se prouve à soi-même, on prouve à la compagnie, à tous ses concitoyens, qu’on est initié : on a fait ses classes, que diable ! Mais, à redoubler sa rhétorique indéfiniment, on s’ennuie : on s’ennuie à revoir ces chefs-d’œuvre !.. Initié ? Heu, lieu ! on a l’air de l’être ; mais pour entrer dans l’âme de ces personnages, pour distinguer les nuances de leur caractère, pour démêler l’écheveau de leurs passions, il faudrait se donner bien de la peine. Tout cela est si fin, si fin !.. On admire Polyeucte, on admire Bajazet ; mais voyez l’héroïne de Polyeucte, Pauline, voyez Bajazet lui-même : c’est une femme entre deux hommes, c’est un homme entre deux femmes, rien de plus ! Eh bien, cette femme, cet homme et leur entourage ont des idées si ténues, des sentimens si menus, que la plupart nous échappent. Tous ces gens-là ont inventé le marivaudage avant Marivaux. Et n’est-ce pas de Marivaux que Voltaire, qui avait du bon sens, disait qu’il passait le temps à peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée ? Ainsi font ces héros eux-mêmes. Sans discerner sur ce tissu léger tous ces points qui tremblent, nous voyons la machine osciller, un certain nombre de fois, jusqu’à ce qu’une secousse la fasse pencher d’un côté où elle s’arrête à la fin, vers minuit ; et c’est toute l’action, tout le spectacle : bel amusement ! Il fallait, pour s’intéresser à ces riens, pour les apercevoir, une autre éducation que la nôtre, une éducation d’hommes de luxe. On avait, sous l’ancien régime, des maîtres à penser, comme des maîtres à danser ; le programme du baccalauréat est trop chargé, à l’heure qu’il est, pour que l’on cultive ces arts d’agrément. Ajoutez que nos pères comprenaient sans effort la langue de ces personnages, qui était celle de leur temps ; pour nous, c’est une langue morte. Quand M. Sarcey veut démontrer que ces paroles, après tout, sont humaines, il en donne la traduction. En attendant, on les écoute comme un bruit liturgique, une succession de phrases d’orgue, où l’on se contente de suivre un sens indéterminé. On se sait bon gré d’être à la grand’ messe ; mais, Seigneur Dieu ! que l’on s’ennuie !

Si l’on pouvait trouver une grand’ messe qui fût amusante ! Une