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marier : « Vous avez raison, fait-elle,.. et si je le pouvais aussi, moi... — Ce ne serait pas loin de ta pensée?.. » Elle avoue que son cœur est pris. Un petit officier, sans fortune, sans nom, voilà celui qu’elle aime : « Riche et puissant, peu m’importait... Mais pauvre, mais malheureux ! » Elle veut le pousser dans sa carrière : « Vous arriverez ! » lui dit-elle. Et plus tard, sachant que ce petit officier s’appelle Maurice de Saxe, elle ne tombe dans ses bras que pour mourir, et elle murmure: « Il m’aime, il m’a nommée sa femme! » A la bonne heure! notre intérêt ne s’est pas égaré sur une personne indigne. O vous, que nous avons assistée dans vos tribulations, sainte Adrienne, priez pour nous !

Cependant le héros, lui aussi, pouvait dérouter notre jugement, déconcerter notre sympathie. Grand homme de guerre, mais soudard, illustre amant, mais débauché sans vergogne, aussi chaud à l’orgie qu’à la bataille, voilà Maurice de Saxe. Il ne fit pas difficulté, assure l’histoire, d’accepter qu’Adrienne vendît ses diamans et fondît sa vaisselle pour lui payer des soldats. Dans sa jeunesse, il avait bien consenti à se marier, mais, sa femme étant jalouse, il l’avait oubliée à Dresde. Ayant fait rompre cette union, il put engager sa foi à l’héritière du duché de Courlande, Anne Ivanowna; mais il trouva moyen d’éluder le mariage, estimant que la Courlande même ne valait pas si cher. Oh! le terrible homme!.. Et que celui-ci est plus simple et plus gentil ! Par modestie et par délicatesse (évidemment, ce n’est pas par astuce ni par économie), notre Maurice, à nous, s’est présenté à son Adrienne comme un petit lieutenant, bien obscur :


Je suis Lindor, ma naissance est commune,
Mes vœux sont ceux d’un simple bachelier...


Il n’a point l’âme d’un Almaviva, oh! non; mais, en effet, celle d’un bachelier aussi bien que d’un vaillant soldat. Il met en fuite les impertinens qui molestent les jeunes filles par les rues; mais il n’entre pas sans émotion dans ce lieu saint, dans ce musée des classiques : « c’est beau, le foyer de la Comédie-Française,.. beau de gloire et de souvenirs... Rien qu’en traversant ces longs corridors, où semblent errer tant d’ombres illustres,.. on sent là comme un certain respect, surtout quand on y vient, comme moi, pour la première fois... » Pauvre petit!.. (Notons pourtant qu’une récente édition a tort de modifier ainsi le compliment d’Adrienne : « Vous avez je ne sais quoi... qui sent son Rodrigue et son Nicodème!.. ») Notre Maurice, à nous, aussi bien que celui de l’histoire, jure de conquérir la Courlande ; mais, comme la princesse de Bouillon, qui a eu des bontés pour lui, veut prier le ministre de lui confier deux régimens, il ressent des scrupules : « Accepter quand j’en aime une autre... Non, mieux vaut tout lui dire...»