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Rebecque, avait écrit un Abrégé de politique que Bayle cite quelque part ; son père, Samuel Constant de Rebecque, ami de Voltaire, était un romancier, un moraliste, un publiciste ; il avait énormément écrit, des drames et comédies morales dans le goût de Diderot, des romans d’instruction et d’édification, un Traité de la religion naturelle, des Instructions de morale, etc. L’esprit littéraire était dans cette maison. Benjamin a pensé de très bonne heure. Chose grave, inquiétante, il écrivait très bien à douze ans. Il y a une lettre de lui à cet âge, une petite lettre à sa grand’mère, qui est d’un écrivain très sûr, très net et très spirituel. Avec de tels ascendans et une pareille précocité, on pouvait tout craindre, et par exemple à l’égard du caractère, qu’il n’en eût jamais, et à l’égard de l’esprit, qu’il n’eût jamais d’imagination. C’est à peu près ce qui est arrivé. Le caractère sera toujours une énergie qui a sa source obscure dans une complexion robuste où les nerfs ne dominent point. Ces races affinées ont pour derniers représentans des hommes d’intelligence aiguisée et de volonté détendue. L’imagination sera toujours une faculté qui a quelque chose de primitif ; elle abonde chez les peuples jeunes, et dans les civilisations vieillies elle éclate chez les hommes primitifs à leur manière, nés de races obscures et assez incultes, de franche et naturelle sève. Un fils de garde forestier, un descendant de chasseurs bretons ou de hobereaux maçonnais, voilà nos poètes. Comme l’imagination d’un Musset, Parisien, fils de littérateur, est déjà moins puissante ! Constant est fils de lettrés et de philosophes ; il trouve une plume dans son berceau, et à douze ans il s’en sert trop bien. — Et déjà, à cet âge, à quoi songe-t-il ? On l’a mené dans le monde, et il ne cache pas à son aïeule que cela l’a ennuyé. Il est déjà dégoûté. Une seule chose l’a remué fortement, l’or qui roule sur les tables de jeu. Déjà joueur, amoureux de sensations violentes et rapides ! Décidément, de 1779 à 1830, de douze ans à soixante, on ne change guère !

Et à vingt ans, à trente, à quarante, comment nous apparaît-il ? Au premier regard, c’est tout simplement un agité. Jamais on ne vit « projets l’un l’autre se détruire » d’une manière plus fantastique. Quand on consulte son Journal intime, il fait l’effet d’un personnage de l’ancienne comédie, un peu invraisemblable, un peu outré et poussé à la caricature. Cent fois le mot : « J’aurais mieux fait, je crois, d’épouser Isabelle, » est là, en toutes lettres. Cent fois le : « Où suis-je, et comment en suis-je venu là ? » des gens qui ont une sorte d’ataxie locomotrice dans la conduite morale, et non eunt sed feruntur, s’étale en toute naïveté et candeur. Tantôt il en rugit, et tantôt il se prend si fort en pitié qu’il s’en amuse. Il se fait sa devise : Sola inconstantia constans. A tel moment tragi-comique