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et mesure très exactement les progrès continus vers la banqueroute.

C’est ce qui explique très bien sa vie politique. Les uns disent : « Quelle unité ! Il a dit toujours la même chose. » Les autres s’écrient : « Quelle conduite sans dignité ! De quel parti a-t-il été ? De quel parti n’a-t-il pas été ? » Tout le monde a raison. Il a eu des actes inconsidérés, des démarches bizarres. Trois semaines avant les cent jours, il a crié en plein journal : « Je n’irai pas misérable transfuge… » et trois semaines après il était ministre de « Gengiskhan. » Il a été l’agent principal de je ne sais quelle machination étrange tendant à mettre Bernadotte sur le trône de France. Ses actions ont eu souvent quelque chose de tortueux ou de saccadé, sous les influences contradictoires de telle amitié ou de telle tendresse. — Oui ; et sa doctrine n’a jamais varié, et sous tous les régimes il a soutenu deux ou trois principes où il était arrêté et cramponné comme à des dogmes. S’il avait toujours été dans l’opposition, ce serait trop naturel. Mais il a rédigé une constitution, et cette constitution c’était exactement, littéralement, sa doctrine d’auparavant et sa doctrine de plus tard. Actes incohérens, pensée immuable, vie troublée et doctrine claire, trépidation des nerfs, calme du cerveau ; incomtanti pectore sententia constans, « d’une double nature hymen mystérieux, » et difficile, qui formait une discordance perpétuelle. Dans toutes ses manières d’être, et privées et publiques, Constant a toujours été l’homme aux divorces.

Et au fond, tout au fond, est-il très sympathique aux yeux de cette postérité, qui est si sévère, parce que des gens dont elle s’occupe elle ne peut admettre qu’ils aient songé à autre chose qu’à elle ? À ce point de vue très rigoureux, non, Benjamin Constant n’est pas entièrement sympathique. On sent bien que ce qu’il a d’inférieur est assez mauvais, et que ce qu’il a de bon n’a rien de sublime. Il est pitoyable, il est brave, il a de beaux mouvemens de loyauté, de générosité même ; il n’a aucunement le sens du grand. Il n’a pas l’esprit de sacrifice, de dévoûment, de renoncement ; il n’a pas l’expansion, la grande pitié. Tranchons le mot, il ne songe pas uniquement à lui ; mais il songe beaucoup à lui. Ses révoltes contre ses sottises ne concluent pas à une résolution de dévoûment à une grande cause ; elles concluent à une meilleure conduite en vue du succès. Travailler pour arriver au pouvoir, pour conquérir la considération dont il a été toujours avide et toujours sevré, ou pour faire un bon livre, voilà ses exhortations à lui-même. Elles sont louables, elles ne sont pas admirables. Reconnaissons-le, il était égoïste, égoïste très distingué, point niaisement, point bassement, comme ceux qui se croient meilleurs que lui parce qu’ils aménagent sagement leur