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d’imagination, et n’y entre que pour une part dans l’ensemble. Plus générale et plus déguisée, en ce cas, on court moins de risques à en user. Mais le roman psychologique pur, s’il est peut-être la plus difficile des œuvres d’art et la plus périlleuse, par cela justement est aussi une des choses qui donnent l’idée de la beauté absolue. Par sa nature même, il n’admet pas le métier, le procédé, l’aménagement habile, la dextérité qu’on peut apprendre ; il est comme l’œuvre directe et immédiate de l’esprit pur. Et il demande, avec la force d’esprit, la finesse et la sûreté infaillibles du style, la loyauté, la droiture, la probité intellectuelle, la lucidité sévère de l’intelligence invincible aux piperies du cœur, une certaine pudeur aussi, qui est ici la mesure du goût ; en un mot, sinon une grandeur morale, du moins une distinction morale qui n’est pas commune. Et tant de difficultés se tournent en autant de beautés quand elles sont vaincues, ou plutôt évitées avec aisance ; et, de tous ces mérites atteints sans effort, de tous ces obstacles surmontés sans qu’on les sente, de cette beauté singulière et rare, c’est encore Adolphe, dans toute notre littérature, qui nous donne l’idée la moins imparfaite.


III

Quand on connaît le caractère de Benjamin Constant par son Journal, par ses Lettres, par Adolphe, on commence, en lisant ses écrits politiques et philosophiques, par avoir cette idée, très honorable d’ailleurs pour lui, qu’il n’y a rien mis du tout de son caractère. De cette humeur fantasque, de cette volonté malade et incurable, de ces sursauts, de ces saccades, de ces tempêtes mesquines, aux lames courtes, terribles pourtant, comme celles de son lac Léman, de « ces choses de la bile et du sang » que Sainte-Beuve ne voyait point dans Adolphe, et que je crois qu’il était le seul à ne pas y voir, rien ne semble avoir passé dans ses livres de théories. Et l’on se dit : voilà qui est bien ; il n’y a pas de meilleure manière de respecter ses idées que de les séparer de ses sentimens, sans compter qu’à tout prendre, ce n’est peut-être pas seulement respecter ses idées, c’est peut-être le moyen, ou un des moyens, d’en avoir. Nous avons donc affaire à un vrai penseur, à un homme qui n’habille pas ses passions en doctrines, ses colères en systèmes, ses rancunes en raisonnemens et ses faiblesses en sociologie. Cette impression dure assez longtemps, et, du reste, il en faut garder. Cette lucidité de l’esprit au milieu de l’orage du cœur, à laquelle nous devons Adolphe, nous la retrouvons ici. Elle n’a pas servi à Constant seulement à se connaître, ce qui est déjà un affranchissement, elle lui a servi aussi,