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dans la loi, et les orateurs dans le parlement. Les indépendans un peu égoïstes ne la mettent nulle part, mais, sans bien s’en rendre compte, s’en réservent à eux-mêmes le principe, et veulent une société où personne, ni rien, ne soit souverain de tous, mais où ils soient le plus possible souverains d’eux-mêmes.

C’est le cas de Constant ; d’un désir ardent d’être maître de soi, qui n’était qu’avivé par le sentiment de ses dépendances involontaires, est né le système d’individualisme extrême le plus hardi qui pût être conçu par un homme intelligent. — Mais encore un droit doit avoir un fondement. Sur quoi s’appuie ce droit divin de l’homme que Constant établit comme la loi même de la société ? Il a bien senti que ce droit ne pouvait pas ne relever que de lui-même, être par soi et ne reposer que sur l’amour naturel que l’homme se porte. Si l’homme, nous dit-il, a une partie de lui qu’il ne doit pas à la société et qu’il peut défendre contre elle, c’est que l’homme est un être moral, et la partie de lui qu’il doit en effet réserver et défendre, c’est précisément la personne morale. L’état s’arrête où la conscience commence ; l’état ne peut me commander ce que ma conscience m’interdit. La limite de la loi, c’est le point où elle rencontre mon sentiment du bien. Comme les philosophes fondent le libre arbitre sur l’existence de la loi morale au cœur de l’homme, Constant fonde la liberté politique sur cette même loi et sur l’impossibilité où est l’homme de s’en affranchir. Si l’on a dit souvent que le despotisme abaisse l’homme au rang de la brute, c’est qu’en effet la loi morale est ce qui distingue les animaux de nous, et si la loi sociale n’a pas de prise légitime sur l’homme tout entier, c’est qu’en l’homme elle rencontre un être qui a sa loi en lui. Constant remarque très finement que « ceux mêmes qui déclarent l’obéissance aux lois de devoir rigoureux et absolu exceptent toujours de cette règle la chose qui les intéresse. Pascal en exceptait la religion ; il ne se soumettait pas à l’autorité de la loi civile en matière religieuse, et il brava la persécution, par sa désobéissance à cet égard. » Voilà le principe : l’homme est sacré parce qu’il est un temple ; il a un droit divin parce qu’il a en lui une chose divine ; il n’est pas tenu d’obéir aux lois qui contrarient celle qu’il porte en lui ; il n’y a pas de code social contre le code de la conscience, et il n’y a pas de droit collectif contre le devoir individuel. Et voilà aussi le détour, inattendu peut-être, par lequel un homme d’une moralité contestable, cherchant le principe de son système, en arrive jusqu’à la morale, pour ne pas rester à l’égoïsme. Il n’a voulu voir que le droit de l’homme, et il a déclaré l’homme sacré pour qu’il fût libre ; et pour en assurer l’affranchissement, il en a fait l’apothéose.

Il y a de la nouveauté, de la clarté, de la beauté même dans ces