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idées. Constant est un très bon critique politique. Il voit très bien le vice d’un système, l’excès où il tend, son principe de décadence, son principe d’iniquité surtout. Il est bon élève de Montesquieu en cela. Aussi bien que son maître, mieux quelquefois, parce qu’il est instruit, par deux manifestations diverses du despotisme que Montesquieu n’avait point vues, il sait surprendre et montrer le germe de despotisme qu’une doctrine contient. Il a une pénétration d’analyse bien remarquable. Il dira, par exemple : « Prouver qu’un abus est la base de l’ordre social qui existe, ce n’est pas le justifier. Toutes les fois qu’il y a un abus dans l’ordre social, il en paraît la base, parce qu’étant hétérogène et seul de sa nature, il faut, pour qu’il se conserve, que tout se plie à lui, se groupe autour de lui, ce qui fait que tout repose sur lui. Tel l’esclavage, puis la féodalité, puis la noblesse… » Songez au suffrage universel de notre temps, et voyez comme cela est juste ; ce pourrait être un paragraphe de l’Esprit des lois ; c’est de l’analyse si sûre qu’elle est prophétique comme si souvent celle du seigneur de la Brède. — Comme théoricien même, Constant ne manque pas de profondeur. Avec sa lucidité singulière, il a bien vu une chose nouvelle, et que les publicistes du XVIIIe siècle avaient peu soupçonnée, c’est que la liberté n’est pas dans la souveraineté de la loi, et que la loi peut être un tyran. Montesquieu avait dit : « La liberté est le droit de faire ce que la loi ne défend pas. » On peut tirer de cette définition de la liberté un système despotique épouvantable. Constant sait bien que, ou il n’y aura pas de liberté, ou la liberté sera proclamée et tenue pour supérieure à la loi, et la loi forcée de s’arrêter devant elle ; qu’il faut tracer un domaine des libertés et des droits personnels dont les limites soient infranchissables et au souverain, et à la nation, et à la loi même. Il sent bien que les théoriciens du XVIIIe siècle, en cherchant à fonder la liberté, n’ont fait que déplacer l’absolutisme, l’ôtant à un seul pour le donner, soit à tous, soit à la loi ; et c’est bien pour cela que, ne voulant pas se contenter de faire changer de place la souveraineté, il en arrive à ne la mettre nulle part.

Mais ce système de libéralisme, il le fonde mal ; il le délimite insuffisamment.

Il le fonde mal en lui donnant pour base la conscience morale. C’est là une assiette ou trop étroite ou trop large. La loi doit-elle ne respecter en moi que ce que me prescrit ma conscience, et peut-elle me prendre tout le reste ? En ce cas, il suffit qu’elle ne soit pas criminelle, et il suffit qu’elle me laisse la liberté d’être honnête homme. On sent bien que ce n’est pas assez. — La loi sociale doit-elle, par respect de ma loi intime, me laisser juge de la manière dont j’estime que je dois employer toutes mes forces, et ne me prendre