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années, il fit deux leçons par jour : le matin sur les questions les plus difficiles, le soir sur des connaissances plus ordinaires, d’où l’on a conclu qu’il avait un double enseignement, secret pour les initiés, public pour les profanes, ce qui n’est point démontré. Comme il se promenait en parlant, on nomma ses élèves, du mot grec qui exprime cette habitude, les péripatéticiens.

Lorsque, après la mort du conquérant de l’Asie, il se produisit dans Athènes une violente réaction contre les Macédoniens, l’ami de Philippe et d’Alexandre fut accusé d’impiété, parce qu’il avait consacré un autel à sa première femme, comme Cicéron en dressera un à sa fille Tullia. « Afin, dit-il, d’épargner aux Athéniens un second attentat contre la philosophie, » il s’enfuit à Chalcis, où il mourut (août 322). Dans l’espace de quelques mois, la Grèce perdit les trois derniers de ses grands hommes : Alexandre, Démosthène et le Stagirite.

En quittant Athènes, Aristote laissa à Théophraste son école et ses livres. On sait la triste destinée de ceux-ci, ou du moins le récit que Strabon a fait de leur enfouissement dans une cave par un détenteur ignorant. C’est un Romain, le farouche Sylla, qui nous conserva ce que l’humidité et les vers en avaient laissé lorsqu’il les porta à Rome comme un butin de guerre. Au moyen âge, l’église condamna au feu certains de ses ouvrages; les Arabes sauvèrent ceux qui leur parvinrent[1], et un pape éclairé, Urbain V, les fit traduire. Alors le règne d’Aristote commença, et, en 1629, un arrêt du parlement de Paris défendit, sous peine de mort, d’attaquer son système. Aujourd’hui, il partage avec Platon l’admiration du monde.

De bonne heure, il avait montré l’activité prodigieuse qu’il conserva jusqu’à son dernier jour et qui faisait dire à Platon qu’avec lui, c’était le frein qu’il fallait et non l’éperon. Ce n’est qu’après 348 qu’il commença ses voyages et forma son recueil de cent cinquante-huit, d’autres disent de deux cent cinquante-cinq constitutions grecques et barbares. Nous avons perdu cet ouvrage ; mais il en tira sa Politique, qui donna à Montesquieu l’idée de l’Esprit des lois, grand monument fait de petites pièces. Il composa encore plus tard son Histoire des animaux, où l’on pourrait trouver la lutte pour l’existence, le struggle for life de Darwin. Il n’aurait pu accomplir une telle œuvre, sans l’amitié de deux rois et le secours d’Alexandre, qui lui donna, dit-on, 800 talens pour sa bibliothèque.

  1. Les Arabes les tirèrent d’une traduction syriaque, faite par des Juifs au Ve ou Vie siècle de notre ère, et les commentèrent dans leurs écoles. E. Renan, Averroës, p. 37.