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s’est présenté à Paris, et bien que le choix, — un bernardin déguisé en gentilhomme, — fût presque une injure, il a été reçu au parlement en audience solennelle. « Assis sur les fleurs de lys, » les « barbons » de la grand’chambre eurent la douleur et la honte d’écouter le message du « plus cruel ennemi des fleurs de lys. » A Saint-Germain l’émotion fut grande : « La chose est venue si avant, écrivait Condé à Girard[1], que mon frère a envoyé Bréquigny à Bruxelles pour y négocier avec l’archiduc ; » et comme si, prévoyant l’avenir, il voulait prononcer sa propre condamnation : « Cet événement m’a extraordinairement touché par la grandeur de la faute d’avoir osé traiter avec le roi d’Espagne pendant une guerre ouverte. »

Les généraux du roi catholique vont donc donner la main aux insurgés de Paris, et peut-être, hélas ! ne viendront-ils pas seuls ! Il fallait s’attendre à voir nos boulevards du Nord livrés à l’ennemi et l’armée espagnole de Flandre descendant la vallée de la Marne à côté de l’armée française d’Allemagne.

« Avant six semaines, nous aurons toutes vos conquêtes de la Flandre maritime, » disait négligemment Peñaranda à Vautorte, au cours d’une conférence sur les préliminaires de la paix. Cette insinuation ou cette bravade ne passa pas inaperçue. On se « crut assuré » que, moyennant 400,000 à 500,000 écus consignés à la banque de Hollande, Rantzau livrerait à l’Espagne Dunkerque et tous ses satellites. Le maréchal, jadis si en faveur, n’avait plus aucun crédit auprès de Mazarin ; sur cette assurance un peu vague, sa perte fut résolue. Comment l’attirer hors de sa place ? Paluau s’en chargea ; il était son voisin et son ami. Inter pocula, le gouverneur d’Ypres fit entendre au Danois que la Régente, le cardinal, étaient à bout de patience, que M. le Prince « leur tenait le pied sur la gorge, » et deviendrait insupportable si on lui laissait consommer la défaite de Paris. Son Éminence avait jeté les yeux sur Rantzau pour en finir avec ce tyran et avec les parlementaires. La modestie n’était pas le fait du maréchal ; trop vaniteux pour soupçonner un piège, ne jugeant pas que la mission fût au-dessus de son mérite, il se rendit à Saint-Germain, rempli des plus belles espérances, fut aussitôt arrêté et « logé au bois de Vincennes, » d’où il ne sortit pas vivant.

Nous avons sévèrement jugé le caractère de Rantzau, sa manière de servir ; mais au spectacle de ce maréchal de France, pris dans un guet-apens et retenu sans jugement au cachot jusqu’à ce que la vie abandonne ce reste de corps mutilé par la guerre, le souvenir des fautes s’efface et tant d’indignité fait revivre dans la mémoire

  1. 12 mars. A. C.