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les actions et les blessures de celui à qui « Mars ne laissa rien d’entier que le cœur[1]. »

De fait, la trahison de Rantzau ne fut jamais prouvée ; mais l’alerte avait été vive et l’inquiétude n’était pas calmée pour la Flandre. D’Allemagne arrivaient des nouvelles plus graves encore.

Dans les derniers mois de l’année 1648, comme on appelait vers Paris les troupes de Champagne et Lorraine, celles de d’Erlach, Mazarin priait Turenne de renforcer ce dernier, de grossir, de rapprocher sa propre armée, et de se tenir prêt à la diversion sur les Pays-Bas. Les premières réponses furent ambiguës. Avec ses obscurités ordinaires, le maréchal laissait deviner des préoccupations toutes personnelles, ses prétentions, une certaine disposition à rompre « s’il n’était assuré d’un établissement et lieu pour se pouvoir mettre, étant en malheur[2]. » Cependant il est chargé de la mission la plus glorieuse[3], pourvu du gouvernement lucratif de l’Alsace ; « les affaires de sa maison sont réglées quant aux honneurs, quasy accommodées quant au bien[4]. » Le langage devient plus clair, presque menaçant, les actes le confirment : « Je suis bien malheureux de recevoir les grâces de la Reine dans le temps que je ne peux les accepter[5] ; » et il se hâte de ramener son armée vers le Rhin, se dispose à franchir le fleuve, jette un pont en face de Spire. Ordre lui est expédié de cesser ces préparatifs, de rester sur la rive droite ; Ruvigny, son coreligionnaire et ami, lui porte des lettres affectueuses, les instances du cardinal et de M. le Prince. Mazarin espère encore le retenir ; il ne peut admettre que cet appui lui manque ; ce serait le renversement du plan de la prochaine campagne, surtout la ruine de projets plus profonds pour l’avenir : qui fera échec à Condé ? Chez ce dernier, les visées sont plus simples, l’empressement est le même.

Ces deux grands hommes, qui, même au temps de leur séparation, ont toujours témoigné quel cas ils faisaient l’un de l’autre, étaient alors unis par l’amitié comme par l’estime, on le voit dans leurs lettres : sincère confiance d’une part, de l’autre affectueuse déférence. Condé avait applaudi avec éclat aux succès d’un émule qui, pour lui, n’était pas un rival, et Turenne avait prédit la victoire de Lens. Au milieu de ses récentes hésitations, il exprima

  1. Rantzau mourut épuisé au mois de septembre 1650 ; il était relâché depuis quelques jours.
  2. Turenne à Mazarin.
  3. Il était désigné pour conduire dans les Pays-Bas nos armées réunies d’Allemagne et du Nord. Nous avons parlé ailleurs de cette belle conception de Mazarin.
  4. M. le Prince à Turenne, 14 janvier. A. G.
  5. Turenne à M. le Prince, 29 janvier. A. C.