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rhéteur, est juste et profonde : « Dans Athènes, il n’y a plus d’Athéniens. Nous avons perdu en Égypte deux cents navires avec les équipages : cent cinquante auprès de Cypre ; dans la Thrace, dix mille hoplites, tant à nous qu’à nos alliés; en Sicile, quarante mille soldats, deux cent quarante galères ; dernièrement encore, dans l’Hellespont, deux cents navires. Qui pourrait compter encore tout ce que nous avons perdu en détail, soit en hommes, soit en vaisseaux? Il suffit de dire qu’éprouvant chaque année de nouvelles disgrâces, nous célébrons tous les ans de nouvelles funérailles publiques. Nos voisins et les autres Grecs accourent en foule à ces pompes funèbres, moins pour partager notre douleur que pour jouir de nos calamités. Enfin, Athènes voit peu à peu les tombeaux publics se remplir de ses citoyens, et leurs noms remplacés sur les registres par des noms étrangers. Ce qui prouve la multitude d’Athéniens qui périrent alors, c’est que nos familles les plus illustres et nos plus grandes maisons, qui avaient échappé à la cruauté de la tyrannie et à la guerre des Perses, furent détruites et sacrifiées à cet empire maritime, l’objet de nos vœux. Et si, par les familles dont je parle, on voulait juger des autres, on verrait que le peuple d’Athènes a été presque entièrement renouvelé. »

Rome aussi s’est ouverte aux étrangers, et a longtemps trouvé dans cette politique sa force et sa grandeur. Mais Athènes, ville de commerce et d’industrie, ne se recrutait pas, comme la cité latine, d’hommes ayant à peu près même sang, mêmes coutumes et mêmes idées. Des Asiatiques, des Thraces accouraient dans ses murs, y apportant des mœurs nouvelles et mauvaises. L’incrédulité augmentait. Si les dieux se mouraient, le culte de la patrie et un sentiment énergique des devoirs de l’homme et du citoyen auraient pu remplacer avec avantage l’ancienne religion trop bafouée. Mais quelle patriotique ardeur pouvait avoir cette population étrangère, ces enfans qu’Athènes n’avait point portés, qu’elle n’avait pas nourris de sa parole, des leçons de son histoire? Quels citoyens faisaient ces aventuriers, ces métèques enrichis? Démosthène se plaint de ne pas trouver dans la turbulente et rieuse assemblée où il parle la gravité nécessaire aux grandes affaires. Sauf un goût délicat pour l’art, mais pour l’art efféminé qui charme et distrait, pour celui d’Isocrate, non pour l’art viril qui élève et enflamme, celui de Polyclète et de Sophocle, Athènes devenait Carthage. Le gain et le plaisir y étaient la grande affaire.

Il nous en a coûté de le dire, la philosophie, en hostilité avec l’ordre social établi, était un dissolvant pour la cité. Les élèves de Socrate s’appelaient, comme lui, citoyens du monde, enseignaient avec Platon le mépris des institutions nationales, avec Zénon une indifférence égale pour la liberté et la servitude, ou même, ainsi