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des populations différentes, prennent aisément des teintes diverses. Le raskol est le christianisme au sortir des couches inférieures de la nation russe.


I.

Les sectes innombrables, qui, depuis deux siècles, s’agitent au fond du peuple russe, ont eu pour point de départ la correction des livres liturgiques. Toutes ces branches sont sorties d’un même tronc ; quelques hérésies seulement, non les moins curieuses, il est vrai, sont antérieures ou étrangères à la réforme de la liturgie, par le patriarche Nikone, au milieu du XVIIe siècle. Pour ce peuple, demeuré à demi païen sous l’enveloppe chrétienne, les invocations religieuses étaient comme des formules magiques dont la moindre altération eût détruit la vertu. Il semble que, pour lui, le prêtre fût resté une sorte de chaman, les cérémonies sacrées des enchantemens, et toute la religion une divine sorcellerie. De là sa révolte contre le patriarche assez téméraire pour porter une main sacrilège sur les missels des ancêtres. La liturgie, qu’il entourait d’une superstitieuse vénération, le Moscovite avait peine à comprendre que l’ignorance de ses copistes en avait corrompu le texte. Après plus de deux siècles, un grand nombre de fidèles persistent toujours à garder les anciens livres et les anciens rites. Ils s’obstinent à faire le signe de la croix, à écrire le nom de Jésus, à chanter l’Alléluia à la manière de leurs ancêtres, sans admettre aucune des innovations du patriarche Nikone. En attachant une telle valeur au rituel, les raskolniks moscovites ne faisaient guère que suivre l’exemple de leurs maîtres grecs. En ce sens, le raskol russe n’est qu’une conséquence ou, si l’on préfère, une exagération du formalisme byzantin.

Pour les Moscovites en révolte contre les réformes de Nikone, les cérémonies semblent être tout le christianisme et la liturgie toute l’orthodoxie. Non contens de l’appellation de vieux-ritualistes (staroobriadtsy), ils prennent le titre de vieux-croyans (starovery), c’est-à-dire de vrais croyans; car, à l’inverse des sciences humaines, dans les choses religieuses, c’est toujours l’antiquité qui fait loi. Cela est particulièrement vrai de l’église grecque, qui a mis sa gloire dans l’immobilité. Ici encore, lorsqu’ils se refusaient à toute apparence d’innovation, les vieux-croyans ne faisaient qu’outrer le principe de leur église. Peu importe que la prétention des starovères fût mal justifiée, que le parti qui se réclamait le plus de l’antiquité eût le moins de titres à l’antiquité, les vieux-ritualistes, en se laissant martyriser pour les anciens livres, n’étaient que les aveugles victimes de l’immobilité systématique du byzantinisme.

La réforme de Nikone était une révolution dans les pratiques