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les mœurs et les traditions, les contre-poids savamment agencés qui permettent à la machine de fonctionner avec ensemble, d’éviter les heurts qui la détraquent, les à-coups violens qui la brisent.

Machine artificielle s’il en fut, délicate et résistante, exacte comme un chronomètre dont les rouages s’engrènent avec une précision merveilleuse, mais dont le maniement exige, chez les hommes politiques qui la mettent en mouvement, autant de calcul que de self control, autant de modération que de sagesse. Elle a prouvé sa force et sa souplesse en s’adaptant à l’évolution qui, depuis 1750, a si profondément modifié l’organisation sociale et les conditions politiques de l’Angleterre en créant, avec la grande industrie, une nation nouvelle juxtaposée à la nation ancienne, deux peuples distincts que Disraeli et Mme Gaskell ont mis en présence dans leurs romans de Sybil et de Nord et Sud.

Cette nation nouvelle, la science l’a appelée au jour ; elle la fait vivre, en centuplant avec la houille la production de calorique, en mettant, avec la vapeur, à la disposition de l’homme une puissance capable de soulever et d’entraîner des poids énormes. Convertissez en travail le rendement annuel des mines de houille seules, et vous obtiendrez un chiffre comparable au produit de cent millions d’hectares[1]. C’est une annexion équivalente à celle de la superficie totale des États-Unis affectée à la production des céréales. Aussi brusquement la natalité croit ; elle s’augmente de 55 pour 100 de 1750 à 1800, de près de 90 pour 100 de 1800 à 1850, et de plus de 50 pour 100 dans les trente années suivantes. La population agricole reste stationnaire ou diminue, la population ouvrière se multiplie d’une façon prodigieuse.

Abandonnant le sol aux mains qui le détiennent et ne le lâchent pas, l’activité de ce peuple nouvellement appelé à l’existence se porte tout entière vers l’industrie. Dans ce domaine, il est souverain, ambitieux comme tous les peuples jeunes, tenace comme la race dont il est issu, attendant la fortune de la science qui lui a déjà donné ses moyens d’existence, ouvert un champ nouveau de travail et de production. Exilé des champs où il n’y a pas de place pour lui, des vieilles cités historiques où règnent, avec l’aristocratie territoriale, le clergé officiel, la classe professionnelle et moyenne, clientèle ordinaire d’une oligarchie puissante, il s’édifie des cités nouvelles : Liverpool, dont la population décuple ; Manchester, qui comptait 6,000 habitans il y a deux siècles, 588,000 aujourd’hui ; Birmingham et Sheffield, qui en ont 434,000 et 310,000. Comme

  1. Le Play, Constitution de l’Angleterre, liv. I, chap. VI.