Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/90

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
II.

Les statistiques officielles persistent à évaluer le nombre des raskolniks à moins de 1,500,000 âmes. C’est là un chiffre manifestement dérisoire. En dépit de toutes les études consacrées depuis une vingtaine d’années au raskol, on ignore encore le nombre réel de ses adhérens. Au lieu de tendre à diminuer, comme le donneraient à croire les rapports du procureur du saint-synode, le nombre des raskolniks et hérétiques de tout genre semble en progression constante. On ne saurait guère l’estimer à moins de 12 ou 15 millions. Sous Alexandre III, pas plus que sous Nicolas, le nombre des raskolniks ne peut, du reste, donner une juste idée de l’importance du raskol. L’influence n’en saurait être mesurée à un chiffre. La force du raskol est peut-être moins dans les adeptes qui le professent ouvertement que dans les masses qui sympathisent sourdement avec lui. Cette sympathie s’explique quand on songe que le vieux-ritualisme est sorti spontanément du fond du peuple, qu’il est le produit, aussi bien que la glorification, des mœurs et des notions populaires.

Des deux branches du schisme, l’une, la plus radicale, la bezpopovstchine, l’emporte dans le nord; l’autre, la popovstchine, qui a conservé un clergé, l’emporte dans le centre. Le sol et le climat, l’histoire et les mœurs expliquent cette répartition géographique. Si les bezpopovtsy, les sans-prêtres, sont plus nombreux dans les régions boréales, c’est que, dans ces énormes gouvernemens septentrionaux, aussi vastes que des royaumes de l’Occident, le nombre des paroisses et le nombre des prêtres a toujours été très restreint. Avec une population disséminée sur de vastes espaces, avec des chemins impraticables durant des mois, l’église était hors de la portée d’un grand nombre de fidèles. Au fond de ces solitudes du nord, les hommes réunis en petits groupes étaient contraints de pourvoir à leurs besoins spirituels, comme à leurs besoins matériels. Dès avant l’explosion du schisme, les paysans se construisaient des oratoires où ils lisaient et chantaient des prières ensemble, les plus instruits enseignant les autres. La bezpopovstchine était ainsi sortie des mœurs avant d’être érigée en doctrine[1].

  1. Aujourd’hui encore, il se rencontre parfois, en Sibérie surtout, des « sans-prètres » involontaires. Un prêtre orthodoxe, le père Gourief, a raconté, en 1881, dans le Rousskii Vestnik, que l’évêque de Tomsk l’avait un jour chargé d’interroger de dangereux sectaires, arrêtés par la police et expédiés à la ville épiscopale pour y être morigénés. Le père Gourief découvrit que ces braves gens, arrachés à leurs cabanes, étaient tout bonnement des orthodoxes perdus dans un hameau écarté, loin de toute église, qui avaient imaginé, pour ne pas se passer de tout service religieux, de faire célébrer les offices par quelques-uns d’entre eux. Et, ajoutait le père Gourief, on trouverait en Sibérie nombre de ces « sectaires malgré eux. »