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quelques ustensiles que le camarade lui avait confiés ; il les pose, comme par hasard, sur une table. — Que diriez-vous si Janik, la petite cousine, et le bonhomme Legoëz, le grand-père, à l’aspect de ces objets familiers, s’écriaient : « Pierre est vivant ! » et s’ils prenaient Jacquemin pour Pierre ? Que diriez-vous si la bru soufflait à l’oreille de l’étranger : « Tant pis ! Ne les détrompez pas : le vieux en mourrait ! » Que diriez-vous si Janik s’éprenait de Jacquemin, croyant aimer son fiancé ? Ensuite, au moment où l’on allait se passer de lui le mieux du monde, que diriez-vous si Pierre débarquait ? Si les deux amis s’affrontaient avec colère ? Si le dernier venu, enfin, récompensait par sa générosité les scrupules qu’avait montrés d’abord le premier ; s’il emportait à son tour le prix de délicatesse, et n’emportait que cela en Amérique, retournant à ses affaires et laissant la jeune fille au Sosie malgré lui ?

Vous diriez que tout cela est conforme à l’usage du théâtre ; vous diriez même, si vous aviez l’érudition taquine et chicanière, que Scribe a conté jadis une histoire de ce genre : Théobald ou le Retour de Russie… A quoi M. Richepin répondrait sans doute qu’il n’en savait rien, mais que depuis le siècle des Νόστοι (Nostoi) jusqu’à celui de Théobald, la nature a fourni aux rhapsodes et aux vaudevillistes plus d’un exemple de ce cas : après beaucoup d’années, il n’est pas merveilleux qu’un homme soit pris pour un autre par des yeux que le cœur aide à se tromper. Vous pourriez répliquer, il est vrai, que M. Richepin est plus ingénieux que Scribe, et surtout que la nature. Théobald, naguère, était pris pour un frère, non pour un cousin ni pour un fiancé ; quand la tendresse de sa prétendue sœur s’animait un peu trop (on voit que la matière était délicate ! ), il ne devenait rival que de lui-même : c’est lui, en effet, lui Théobald, que la jeune fille avait commencé d’aimer, sur la foi du portrait que son véritable frère, dans une série de lettres, lui avait tracé de ce parfait ami. Ainsi Oreste et Pylade n’en venaient point aux prises ; le badinage ne tournait pas au drame. Notez qu’il ne se trouvait là personne pour abréger le malentendu : à quoi bon, d’ailleurs ? A moins que l’ingénue n’acceptât l’idée d’un inceste, il ne pouvait avoir de méchante conséquence. Ici, au contraire, la mère de Janik est auprès d’elle : il semblerait qu’elle dût la tirer d’erreur, et le plus tôt possible. Qu’elle berce le vieillard de ce pieux mensonge, soit ; mais la jeune fille ! Comment prolonge-t-elle sa méprise ? On se récrierait volontiers contre la vraisemblance de cet artifice ; et volontiers aussi on se plaindrait qu’on est gêné, pour être ému, de ce quiproquo sur lequel est fondée l’action pathétique.

Mais il advient que l’artiste, ayant ramassé sur la place publique une muscade usée par trop d’escamoteurs, la cisèle délicatement. C’est un morceau de subtile et charmante psychologie que l’examen de conscience de Janik, après que l’honnête Jacquemin l’a détrompée :