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plus vivement encore : il désirait se perfectionner dans la langue grecque, et les bons maîtres n’avaient pas encore passé les Alpes.

Depuis sa jeunesse il rêvait ce voyage ; trois fois il avait dû partir ; le manque d’argent l’avait toujours arrêté. En 1506 seulement, l’occasion se présenta. Il vivait à Londres, au milieu d’une société de gens instruits dont Holbein a fait plus tard les portraits ; il comptait parmi ses meilleurs amis un homme qui a marqué sa place au premier rang des grands esprits du siècle, Thomas Morus. Un médecin du roi Henri VII, un Génois fixé en Angleterre, voulant envoyer ses deux fils achever leur éducation dans son pays, offrit à Érasme de les accompagner, pour diriger leurs études. Celui-ci accepta avec empressement, et le voilà mettant ordre à ses affaires et faisant ses préparatifs de départ. Un tel voyage alors était chose grave : ses amis s’en effrayèrent et essayèrent en vain de l’en dissuader ; ils craignaient qu’il ne revînt pas : « Si pourtant nous le revoyons, écrivaient-ils, ce sera avec un beau titre et une belle gloire ! »

Érasme arriva à Paris au milieu du mois de juin. La traversée de la Manche avait été mauvaise et avait duré quatre jours. Il se reposa parmi des amis qu’il aimait particulièrement et dont plusieurs étaient pour lui de vieux condisciples ; un d’eux est resté célèbre : c’est le restaurateur des lettres grecques en France, Guillaume Budé. Le voyageur s’arrêta quelques jours à Orléans, puis à Lyon, où les personnages doctes de la ville le reçurent honorablement. Les savans ne faisaient pas alors l’unique attrait de Lyon, si nous en croyons un joli Colloque ; les auberges étaient confortables et les servantes tout à fait accortes ; Érasme insiste jtrop sur ce souvenir de voyage pour qu’il ne soit pas rappelé ici. Il traversa enfin les Alpes, au mois d’août, avec ses jeunes compagnons, composant des odes latines au pas de son cheval, dans les cols couverts de neige : « Je commence, disait-il, à sentir les soucis de l’âge. Je n’ai pas encore quarante ans et déjà, ô mon ami, mes cheveux sont clairsemés, mon menton grisonne, mon temps printanier est fini. Tandis que je mêle aux travaux sacrés les travaux profanes, le grec au latin, tandis que je prends plaisir à gravir les Alpes neigeuses, à me faire aimer des uns, admirer des autres, voici que furtivement la vieillesse s’est glissée vers moi, et je m’étonne d’en apercevoir les premiers signes. » Évidemment, Érasme parle ici comme font les poètes quand la vieillesse n’est point trop prochaine.

A peine descendu en Piémont, il se fait recevoir docteur à l’université de Turin. Il est séduit par l’amabilité des habitans de la ville, et on voit que le charme de l’Italie commence à agir, dès son arrivée, sur cet homme du Nord. Mais il ne séjourne pas longtemps à Turin, ayant décidé de passer l’année scolaire à Bologne. En traversant la