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et étrangers, et qui plus sagement se gouverne, et où le service de Dieu est le plus solennellement fait. » Au moment du voyage d’Érasme, quelques années après Commynes, l’heure de la décadence de la grande république n’a pas encore sonné. La rude guerre que lui fait Jules II n’atteint pas son commerce, principale source de sa prospérité. Les villas de terre ferme continuent de s’élever au bord de la Brenta ; l’état construit à grands frais la cour du Palais ducal ; les Bellini, les Carpaccio, les Palma peignent des saints pour les églises, et le siècle de Titien s’ouvre brillamment par une fête perpétuelle des sens et de l’esprit.

Ce qui excite plus encore l’étonnement d’Érasme, c’est la société qu’il voit chez Alde, et dans laquelle il reçoit dès l’abord droit de cité. Le monde littéraire de Venise n’est pas celui qu’il a rencontré à Bologne ou qu’il va trouver un peu plus tard à Padoue. Les lettres n’y sont point cultivées, comme dans les villes universitaires, par un groupe d’érudits de profession. Les principaux membres de l’aristocratie et du gouvernement leur réservent la meilleure part de leur loisir. Ils fréquentent l’humble imprimerie du Rialto ; ils s’honorent d’en recevoir les dédicaces et d’être inscrits, à côté des Grecs réfugiés et des maîtres de Padoue, sur les listes de l’Académie aldine. Cette académie, qui est le type trop oublié de nos modernes sociétés savantes, était spécialement consacrée au développement des études grecques ; elle délibérait en grec ; et ce seul détail montre à quel degré la culture littéraire était parvenue à Venise, sous l’influence d’un grand citoyen. Soutenu par ce public d’élite, Alde Manuce exécutait, sous la direction de savans spéciaux, ses belles éditions princeps d’auteurs anciens, dont l’apparition était toujours un événement pour l’Europe lettrée. Plusieurs parurent ou furent préparées pendant le séjour d’Érasme.

Il s’est lié d’une façon intime avec plusieurs des collaborateurs d’Alde, dont le nom n’est point oublié. Tel est cet Egnazio, ami de Bembo, cœur droit et fidèle, qui devint un des correspondans d’Érasme et ne cessa point de le tenir au courant des nouvelles de Venise. Tels encore Marc Musurus, de Crète, qui professait à Padoue, tout en s’occupant de sa grande édition de Platon, et Jean Lascaris, alors ambassadeur du roi de France près la sérénissime république. Parmi tous ces érudits, la sympathie d’Érasme distingua un jeune homme, qui se nommait Jérôme Aleandro, et se disposait à aller fonder à Paris l’enseignement du grec. Sa fortune devait être aussi brillante que celle de Lascaris, qui, d’abord simple éditeur de l’Anthologie et fournisseur de manuscrits pour Laurent de Médicis, s’était élevé aux plus hautes fonctions diplomatiques. Aleandro, à son tour, devint archevêque, nonce, bibliothécaire du Vatican et cardinal. Heureux âge où le grec conduisait à tout ! Érasme