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retrouva plus tard Aleandro ; c’était pendant les premières années de la réforme, les terribles années de Wittemberg et de Worms. Érasme n’était plus l’érudit modeste qu’on avait connu à Venise ; il comptait en Europe parmi les maîtres de l’opinion ; Aleandro, de son côté, arrivait en Allemagne comme nonce de Léon X et reprochait amèrement à Érasme sa persistance à ménager Luther. Les deux amis d’autrefois, mêlés tous les deux aux passions contemporaines, échangèrent de dures paroles, de violentes accusations. Et, cependant, on les trouve un jour à Louvain, ayant l’occasion de vivre ensemble quelque temps ; leurs conversations se prolongent toujours fort tard dans la nuit ; on les croit occupés de politique ou de théologie, de Luther, de l’électeur de Saxe ou de l’empereur Charles-Quint ; il n’en est rien : ces deux adversaires de la veille, qui reprendront les armes demain, consacrent leur soirée aux lettres classiques et rajeunissent ensemble leurs souvenirs de la maison du Rialto.

A Venise, en 1508, qui donc pouvait songer aux futurs orages ? Érasme, qui avait pourtant la vue lointaine, eût été bien surpris d’apprendre le rôle que lui réservait l’avenir. S’il gardait en lui le théologien, le réformateur peut-être sous l’humaniste, il n’en laissait rien paraître. Il était à Venise pour lire du grec et pour imprimer ses Adages. Les amis d’Alde, d’ailleurs, ne s’intéressaient qu’aux textes anciens et à la philosophie platonicienne. Érasme faisait comme eux, et nulle année de sa vie ne fut mieux remplie pour les lettres. Il prenait part aux travaux de l’imprimeur, recevait la confidence de ses grands desseins, que la mort allait bientôt briser. Souvent, le soir, quand les presses se taisaient et quand les ouvriers étaient partis, on voyait arriver Lascaris ; il apportait un des précieux inédits qu’il avait recueillis autrefois en Grèce ou dans les îles, ou encore dans la bibliothèque de Blois ; on étudiait en commun les moyens d’en tirer le plus grand profit pour la science. D’autres fois, on lisait la correspondance des amis absens, le courrier d’Angleterre, de Hongrie ou de Pologne. Dans ces doctes réunions, où les plus nobles sénateurs et les plus humbles érudits donnent leur avis en égaux et fêtent ensemble la Muse antique, on aime à se représenter le blond Hollandais, au teint blanc, aux traits fins, déjà fatigués, comme dans le portrait d’Holbein, regardant de ses yeux bleus un peu indécis. Ce n’est pas le plus brillant des causeurs, ce n’est pas pourtant le moins écouté. Si la conversation est en dialecte vénitien, il s’abstient d’y prendre part ; mais, pour traiter de questions littéraires, il est bien sûr qu’on va parler la langue littéraire. Aussitôt son regard s’anime, son latin s’enflamme ; il entre dans la discussion par un trait subtil, trouve le mot juste, résume un débat ; et plus d’une fois la raillerie, une