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de mule, écuyers, banquiers, entremetteurs. » Les mœurs sont corrompues, la foi diminuée. Comment en serait-il autrement, quand les sources de l’enseignement évangélique sont taries ? Le vendredi saint, Érasme a entendu le prédicateur à la mode prêcher la Passion devant Jules II. « N’y manquez pas au moins, lui avait-on dit, vous entendrez la langue romaine dans une bouche vraiment romaine. » La harangue est fort belle, en effet ; tous les mots sont pris à Cicéron ; quant aux récits émouvans, ils ne manquent point : il est question du dévoûment de Décius, de Curtius, de Régulus et même du sacrifice d’Iphigénie. Mais le discours s’achève au milieu des murmures flatteurs de l’auditoire, et du Seigneur Jésus, mort pour les hommes, le brillant orateur n’a point parlé !

Érasme se plaisait pourtant dans la société romaine, et aucune ne semble l’avoir plus séduit. C’est qu’il trouvait au triste spectacle de la décadence religieuse, non-seulement de vives compensations intellectuelles, mais encore quelques consolations morales. Le clergé de Rome comptait, en bien plus grand nombre qu’on ne le pense, des hommes dignes du sacerdoce. Ils prenaient exemple sur cet Egidio de Viterbe, qu’on allait voir bientôt cardinal, et qu’Érasme se plaisait à dire vraiment savant, bien que moine, et vraiment pieux, bien que savant. Parmi les membres du sacré-collège, qu’il nomme « ses Mécènes, » et dont quelques-uns restèrent en correspondance avec lui, plusieurs méritaient son estime par leurs vertus. D’autres gagnaient son cœur par des qualités moins hautes, mais plus brillantes, comme la générosité et la passion du beau. Au premier rang était Jean de Médicis, qui allait être Léon X ; devenu pape, il aimait à se rappeler ses longs entretiens avec l’auteur des Adages et le plaisir qu’il y avait pris. Le grand Médicis était digne d’être aimé d’Erasme ; on comprend moins les relations intimes de celui-ci avec Raphaël Riario. Ce neveu de Jules II était l’un des cardinaux les plus magnifiques, les plus profanes aussi de l’époque. Érasme lui rendait de fréquentes visites au beau palais que terminait pour lui son architecte Bramante, et qui est aujourd’hui la Chancellerie. Une telle sympathie s’expliquerait pourtant par un trait de caractère de Riario : après les satires si vives de l’Éloge de la folie, où le faste des cardinaux est si peu épargné, l’aimable prélat ne semble point s’être offensé ; il écrit encore à Érasme de revenir à Rome prendre sa part des avantages que ménage aux lettrés comme lui l’avènement de Léon X.

On ne peut oublier un autre prince de l’église qu’Érasme alla voir, au retour d’un petit voyage à Naples et peu de temps avant de quitter Rome pour toujours. C’était Grimani, le cardinal bibliophile, qui avait réuni au palazzo di Venezia la plus belle bibliothèque de la ville, environ huit mille volumes. Il avait depuis