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mœurs toutes nouvelles pour lui ; il s’y sent à l’aise, et affirme plus tard, avec conviction, « qu’aucun peuple ne lui inspire autant de sympathie que le peuple italien. »

Tout plaisait à Érasme dans le caractère des Italiens, jusqu’à cette finesse naturelle que des races moins bien douées leur reprochent quelquefois et qu’il possédait lui-même. Il loue sans cesse « la générosité avec laquelle ils reconnaissent et reçoivent les talens étrangers, alors que ses compatriotes se jalousent les uns les autres. » Dans la réception si flatteuse que lui ont faite les cardinaux, ce qui l’a le plus touché, c’est que cet honneur s’adressait moins à sa personne qu’aux lettres dont il était un représentant. Ce souvenir lui a laissé une haute idée de l’esprit public en Italie et particulièrement à Rome. Aussi ses jugemens sont-ils tout opposés à ceux de Luther : autant Luther hait les Italiens, autant il les aime. De lui aussi on a voulu faire un ennemi de l’Italie : une coterie d’écrivains romains, « le clan païen, » comme il l’appelait, l’attaqua comme italophobe, à propos d’un mot innocent échappé à sa plume. Peut-être les théologiens n’étaient-ils pas étrangers à cette polémique qui semble toute littéraire ; l’amour-propre patriotique est fort chatouilleux, et on avait trouvé un sûr moyen de nuire à Érasme dans l’esprit de beaucoup de gens, qu’on laissait froids quand on se bornait à l’accuser d’hérésie. L’attaque cependant ne se justifie guère. Érasme a bien quelque raillerie pour les Romains, qui se croient un grand peuple parce qu’ils portent un grand nom ; mais sa moquerie est douce, légère, sans amertume ; c’est une habitude de satire, et il rudoie infiniment moins les Italiens que les Hollandais ou les Allemands. La vérité est que peu d’hommes ont aimé l’Italie comme lui. Il avait commencé dès sa jeunesse, il s’était enthousiasmé pour ce génie, « qui était, dit-il, en pleine floraison, alors que partout ailleurs régnaient une horrible barbarie et la haine des lettres. » Le prestige que l’heureuse nation exerçait sur lui par son rôle dans la renaissance, le voyage l’a grandi et l’amitié l’a définitivement fixé.

Lorsque Érasme repart pour les pays du Nord, l’Éloge de la folie sur ses tablettes et sa valise pleine de livres grecs, il a beaucoup vu et appris beaucoup. Il sait désormais ce que peut produire la culture classique chez un peuple bien doué, et ce qu’est une société civilisée par « les bonnes lettres. » Cette société est singulièrement voisine de celle qu’il rêvait lui-même et qu’il vantait dans ses livres. On peut donc supposer qu’il se fera l’apôtre de l’humanisme avec plus de foi que par le passé, et qu’il offrira souvent l’exemple des Italiens aux peuples ignorans encore qu’il va retrouver. Aux uns, ce sera comme un reproche ; aux autres,