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préoccupations classiques, déplacées à cette heure. Ils étaient consciens de la crise que traversait le monde catholique. Ils cherchaient de bonne foi à se rendre compte des abus qui se commettaient au nom de l’église. Ils sentaient le besoin des réformes générales, et commençaient par se réformer eux-mêmes, en donnant l’exemple trop rare de la charité chrétienne et de la simplicité des mœurs. L’enivrement du pouvoir présent rendait méritoires de tels efforts : Érasme leur en a toujours su gré ; il n’a jamais désespéré d’une société qui n’était pas aussi corrompue qu’on nous la montre d’ordinaire, et qui comptait en elle tant d’élémens de vie et de renouvellement.

Les deux papes qui ont été le plus liés avec Érasme, Léon X et Adrien VI, représentent assez bien ces deux groupes si différens des prélats romains de la renaissance. Érasme aimait dans l’un l’humaniste plein de grâce qui l’avait accueilli en confrère et qui, au besoin, savait le défendre. Il excusait le lettré des inconséquences du politique. Dans les affaires religieuses, lorsque le pape excommunia Luther, consacrant ainsi l’existence du schisme, qu’Érasme espérait encore éviter, il ne rendit point Léon X responsable de ce qu’il jugeait une erreur ; il blâma seulement ses conseillers, et se plaignit avec tristesse que, sous le plus doux des pontifes, le parti de la violence l’eût emporté. Comme les papes qui se succèdent ne se ressemblent jamais, Adrien VI était de famille obscure, prêtre austère et sans élégance, à qui ses vertus seules avaient valu l’unanimité du conclave. Érasme l’avait connu à Louvain, et pensait que le clergé catholique, pour répondre victorieusement aux attaques des réformés, n’avait qu’à prendre modèle sur son chef. Il lui adressa, plein de confiance, un plan de pacification. Ce plan avait le tort de venir au plus fort de la guerre ; mais le pape n’en accusa même pas réception et parut prêter l’oreille à ceux qui incriminaient la bonne foi d’Érasme. Celui-ci, blessé au cœur, lui pardonna pourtant ses soupçons en faveur de sa vertu, comme il avait pardonné à Léon X ses légèretés en faveur de sa littérature.

C’est en grande partie sur les instances d’Adrien qu’Érasme se décida à écrire contre Luther. Il fallait qu’il eût grande envie de plaire au pape et de satisfaire ses amis d’Italie, pour sortir de sa retraite studieuse, interrompre ses travaux et livrer, à soixante ans, une nouvelle série de combats. Rome d’abord ne lui en sut aucun gré. Bien peu d’esprits furent assez clairvoyans ou assez sincères pour reconnaître qu’il avait, par son attitude, arrêté une partie de l’Allemagne sur le chemin de la réforme. Les partis ne récompensent que les dévoûmens aveugles. Érasme sentit longtemps que ses épigrammes passées lui avaient amassé plus de haine que ses laborieux services ne lui valaient de reconnaissance. Cependant cette ingratitude de l’ignorance eut un terme : Paul III lui fit offrir le