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DEUX GOUVERNEURS DE L’ALSACE-LORRAINE

main, et il se comparait au doge de Venise épousant la mer. Il ajoutait qu’il n’aurait garde d’envenimer les blessures, qu’il se proposait de les panser et de les guérir. Cette parole, qui réjouit les Alsaciens, fit tressaillir d’épouvante tous les bureaux : il leur parut qu’on envoyait à l’Alsace une épée pour la protéger contre leur bon plaisir.

M. de Manteuffel avait tenu, dès les premiers jours, à appeler auprès de lui des Alsaciens d’opinions modérées, disposés à entrer dans ses vues et capables de lui révéler les désirs et les griefs des populations. Ils formaient son conseil intime, il les consultait en toute occasion, et les bureaucrates mécontens l’accusaient d’inaugurer dans le Reichsland le pernicieux régime des notables, eine Notabelwirthschaft. Il s’occupait aussi d’entretenir de bons rapports avec la délégation provinciale. Dépensant jusqu’au dernier sou en frais de représentation ses 300 000 marcs de traitement, il aimait à recevoir, et sa fille l’aidait à faire les honneurs du palais. Pendant la session du Landesausschuss, il invitait chaque soir une demi-douzaine de députés ; il les interrogeait, leur tâtait le pouls ou les sermonnait amicalement. Il pratiquait largement la politique de table, et c’était par des propos de table, le verre en main, qu’il faisait connaître ses vues et ses projets. Ce soldat était un homme d’esprit et un orateur toujours en verve ; il avait une éloquence à la fois agréable et caustique, et ses toasts, d’un tour original, étaient reproduits par les journaux. Il ne se lassait pas de répéter que l’annexion était un fait irrévocable, que les Alsaciens-Lorrains devaient en prendre leur parti, mais qu’il respectait leurs souvenirs, leurs regrets, qu’un peuple ne change pas de patriotisme comme de chemise, qu’il faisait peu de cas des empressemens serviles et des sympathies menteuses, qu’il ne réclamait que l’obéissance due aux lois et au destin. Il disait aussi qu’il ne renoncerait jamais à son pouvoir dictatorial, mais qu’il n’en userait que dans les cas extrêmes et à son corps défendant, que sous son administration les électeurs seraient libres de voter comme ils l’entendraient, qu’il avait peu de goût pour les candidats officiels, qui désolent souvent leur patron par leur ingratitude. Toutefois, il se réservait le droit d’avoir des préférences, et il citait le mot du roi George III d’Angleterre à qui on reprochait de trop agir sur la chambre haute, et qui demandait s’il était le seul Anglais à qui il fût interdît d’avoir des opinions.

Il aimait à parler, il aimait aussi à se montrer. Chaque après-midi, il se promenait à pied, quêtant les saluts et saluant lui-même très bas. Quand il faisait des tournées dans les villages, il causait familièrement avec tout le monde, et il était bien reçu partout. Il se plaignait seulement qu’on ne sonnât pas les cloches sur son passage. Il en voulait à l’évêque de Strasbourg, d’être allé trouver l’empereur Guillaume à Baden pour lui représenter que, suivant la règle canonique, les cloches ne devaient être sonnées qu’en l’honneur du souverain, que si on les