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cent cinquante ans durant sur le vrai caractère de l’auteur de Gargantua, c’est précisément, dans la pénurie où l’on était de renseignemens authentiques, pour avoir prétendu le chercher dans son livre. Très semblable à Voltaire, — autant du moins que le puisse être un homme du XVIe siècle à un Français du XVIIIe siècle, — habile, prudent et avisé comme lui, courtisan et flatteur, et, quand il le fallait, quelque peu hypocrite, Rabelais n’est dans son œuvre qu’à la condition qu’on aille jusqu’au fond d’elle-même, et que l’on en écarte pour cela d’abord tout ce qui en a fait le succès en son temps, et ce qui fait aujourd’hui les principales raisons que nous ayons encore de le lire. Mieux encore que cela : non-seulement, et bien loin d’être entière, la concordance ne se rencontre entre l’artiste et son œuvre que dans la mesure où la curiosité qu’excitait l’œuvre s’est étendue jusqu’à l’homme, mais bien souvent, en ce cas-là même, il est arrivé que le succès de la recherche, bien loin d’établir le rapport qu’on voulait, n’ait fait qu’accuser la discordance de l’œuvre et de l’homme, et accru la difficulté de les concilier. Bossuet en est un mémorable exemple, que je choisis, comme l’on voit, aussi différent que possible du premier, Bossuet dans l’œuvre de qui je ne serais pas embarrasse de montrer plus de tendresse, de naïveté, de mysticité même que l’on n’y en a vu, mais enfin dont la parole est plutôt hautaine, le geste autoritaire, l’accent souverain et despotique. Cependant, s’il est un trait de son caractère que tous ceux qui l’ont connu, que Mme de La Fayette, que Saint-Simon lui-même, que l’abbé Ledieu, son secrétaire, que le père de La Rue, qui prononça son oraison funèbre, aient souligné comme à l’envi, jusqu’à en faire presque son tout, c’est la douceur ; autant dire celui que l’on retrouve le moins, que l’on n’y remarquerait peut-être seulement pas, si l’on n’en était prévenu, dans ses ouvrages de controverse, dans les chefs-d’œuvre de son éloquence, et jusque dans ses ouvrages de « Morale et piété. » Ici donc encore on s’est trompé, justement pour avoir voulu mettre entre l’homme et l’œuvre la concordance qui n’y est pas au fond. Et je pourrais multiplier les exemples, et je ne doute pas que l’on en trouvât dans l’histoire des littératures étrangères autant que dans la nôtre, presque autant aussi dans l’histoire de l’art que dans l’histoire des littératures.

C’est que nous sommes plus complexes, moins homogènes, et surtout plus maîtres de nous que M. Hennequin ne le suppose, avec les partisans du déterminisme. Il nous est loisible de n’engager de nous-mêmes, dans notre œuvre comme dans notre vie, que la part qu’il nous plait. Nous pouvons nous réserver ce que nous voulons de nos sentimens, n’admettre le public à la confidence que des moins personnels, diviser et dissocier plus ou moins notre Moi. Et puisque l’on veut