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médiocre valeur, « la monnaie de M. de Turenne » comme le dit Saint-Simon. L’Angleterre mettra au service de la grande alliance son or et ses vaisseaux, l’ardeur de ses convictions politiques et religieuses, la puissante épée de Marlborough ; la Hollande, l’expérience et la vaillance de ses marins, les âpres convoitises de ses marchands, les rancunes impitoyables de ses hommes d’état ; la Savoie, ses perfidies et ses astuces ; l’Allemagne, ses nombreux soldats, les ressentimens implacables, l’infatigable ambition de ses trois empereurs, Léopold Ier, Joseph Ier et Charles VI, le génie du prince Eugène, qui fut le plus grand homme de cette époque. Dans cette lutte inégale, la France fera des prodiges. Malgré d’accablantes infortunes, la constance de son patriotisme sera vraiment admirable. Habilement conduits par la politique expérimentée de Louis XIV, qui reprendra bientôt, en face du péril, toute sa raison et tout son sang-froid, encouragés, soutenus par ses virils exemples, heureusement secondés par quelques vaillans capitaines, les violens efforts de ce patriotisme la sauveront.

Les faits militaires de cette sombre et sanglante période sont profondément gravés dans l’histoire nationale. Un peuple qui a fait de si grandes choses, et qui est justement fier de ses destinées, ne peut oublier de telles épreuves. Nommer en Italie : Chiari, Crémone, Luzzara, Cassano, Turin ; en Allemagne : Friedlingen, Kehl, Hochstett, Rumersheim ; dans les Pays-Bas : Ramillies, Oudenarde, Lille, Malplaquet, Denain ; en Espagne : Almanza, Saragosse, Villaviciosa ; en France : Toulon, Sierk, Landrecies ; nommer simplement Villeroy et Catinat, Vendôme et Tessé, Berwick, Boufflers, Tallard et Marsin, Villars et l’électeur de Bavière ; nommer encore Marlborough, le prince de Bade et le prince Eugène, Staremberg et le duc de Savoie, c’est évoquer, dans toutes les mémoires françaises, le souvenir de bien des revers, de bien des hontes, mais aussi de bien des gloires, souvenir à la fois douloureux et cher, qui ne s’effacera jamais et qu’il nous suffira, pour les besoins de cette étude, de rappeler ici.

1709 fut une année épouvantable. Les rigueurs affreuses d’un hiver exceptionnel, succédant aux malheurs de la guerre et de la politique, avaient tari, presque jusqu’au fond, les sources mêmes de la vie nationale. La France mourait de faim. Le blé manquait partout dans les campagnes. L’émeute grondait en Bourgogne, à Rouen, à Marseille. A Paris, le peuple se souleva en demandant du pain. Le sinistre écho de cette désolante clameur retentit jusqu’à Versailles. Les statues du roi furent couvertes d’insolens placards et sa dignité cruellement compromise. Il reçut des lettres anonymes le sommant de ne pas oublier les actes vengeurs d’un Ravaillac et d’un Brutus. Nous avions été chassés de l’Italie et de l’Allemagne.