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Louis XIV ne pouvait accepter la couronne d’Espagne pour le duc d’Anjou qu’en se soumettant à la restriction prudente qui limitait à cette couronne les droits de Philippe et de ses héritiers. D’une main il a pris ce royaume, de l’autre il a brisé cette restriction. Ce fut là une audace sans pareille, un acte d’insigne mauvaise foi. Nulle équivoque, nulle réticence dans les lettres patentes qu’il a donné l’ordre à son parlement d’enregistrer. A ses yeux avides, les Pyrénées sont bien réellement fondues, la France et l’Espagne ne font plus qu’un, ainsi que l’a dit à Versailles l’ambassadeur Castel del Rios. Cette conception grandiose, dont la brutale éclosion a provoqué les colères de l’Autriche, de l’Angleterre et de la Hollande, on avait cru, pourtant, qu’elle ne pouvait se réaliser et qu’elle ne serait jamais qu’une effrayante chimère. Philippe V n’était-il pas séparé du trône de France par son père, son frère et ses neveux ? On s’était trompé : les malheurs que le vieux monarque avait pieusement et politiquement prévus se sont presque tous réalisés. Le monstre que la chimère pouvait enfanter est sur le point de voir le jour.

S’il vient à naître, la pacification de l’Europe est impossible. L’œuvre laborieuse et salutaire des négociations de Londres sera détruite d’un seul coup. Le congrès se dissipera en fumée, la guerre continuera, sanglante, implacable, jusqu’à l’entier épuisement, jusqu’à l’anéantissement peut-être de la France et de l’Espagne ou de leurs ennemis. Rien ne doit être épargné pour combattre de si effroyables périls dont Louis XIV a pleinement conscience et qu’il se hâte de signaler, lui-même, à son petit-fils, en lui annonçant, de sa propre main, le douloureux événement qui met le comble à son affliction.


« Versailles, ce 11 mars.

« Les mauvaises nouvelles se succèdent, et chaque semaine j’ai à vous apprendre quelque nouveau malheur. Je viens de perdre encore le dauphin, mon autre petit-fils et fils aîné de votre frère. J’espérais peu de conserver le duc d’Anjou, aujourd’huy dauphin, mais il s’est tiré plus heureusement de la même maladie dont il a été attaqué en même temps que son frère. Jugez cependant du fonds que je puis faire sur un enfant de deux ans. Nous ignorons les secrets de la Providence, mais votre Majesté est regardée présentement, de toute l’Europe, comme prochain héritier de ma couronne, et cette opinion générale va augmenter les difficultés de la paix. Je suis persuadé qu’au milieu de ces événemens funestes, vous sentez plus de tendresse que jamais pour votre famille, que vous vous intéressez encore plus vivement au bien d’un royaume