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subterfuge, il croyait satisfaire aux impérieuses exigences des Anglais et endormir la vigilance de l’Europe ! Se fût-elle laissée prendre à un pareil artifice, les intérêts de la famille royale ne s’en seraient pas mieux trouves. La main débile de Philippe V, devenu roi de France, n’aurait pu maintenir la couronne sur la tête de son fils. « Par sa piété, sa justice et ses autres qualités[1], » il s’était acquis l’estime du peuple espagnol ; par la vaillance de ses actes, la noblesse virile de ses sentimens, Louise-Marie-Adélaïde de Savoie avait conquis son admiration ; par sa gentillesse et ses bonnes grâce, le jeune prince des Asturies avait gagné son cœur. « L’amour des peuples pour cet enfant, qui est véritablement fort aimable, va jusqu’à la folie, écrivait Bonnac à Torcy ; ils le regardent comme Espagnol… et le préfèrent à tout autre[2]. » Nul doute que son avènement au trône ne fût célébré par les plus joyeuses acclamations. Mais a tout ce qu’il y a de gens considérables dans le pays » est d’humeur absolument différente. Si les grands ont été domptés par la ferme administration dont Mme des Ursins inspirait les actes, si leur résignation, dans ces derniers temps, a paru sincère, ils pleurent encore leur influence brisée, leurs privilèges déchus, les abus de toute sorte que tolérait, en leur faveur, la domination autrichienne, dont le dernier et puissant boulevard, Barcelone révoltée, est toujours debout, défiant, depuis plusieurs années, avec la plus admirable fidélité envers l’archiduc vaincu, comme avec la plus insolente audace, toutes les forces militaires de la jeune monarchie. Viennent les épreuves et les difficultés d’une régence, la foule enthousiaste qui aura salué, de ses applaudissemens, Louis de Bourbon, sera impuissante à le défendre contre les complots de la noblesse, à laquelle les chefs militaires ne peuvent manquer de prêter leur assistance. Le siège de Barcelone sera levé, et Charles d’Autriche rentrera triomphalement dans Madrid. La malveillance et les rebelles aspirations des grands ne sont un secret pour personne. « Ils pensent, mande encore Bonnac, que, la négociation de la paix se trouvant trop difficile et la nécessité de la conclure augmentant de plus en plus du côté de la France, on pourrait revenir à traiter sur le pied de Gertruydemberg, c’est-à-dire consentir à la cession de l’Espagne. Je ne saurais vous cacher que tous ces gens-là regarderaient cette cession comme une délivrance. Ils n’ont jamais été contens du gouvernement présent. Ils le sont moins que jamais, et, si les forces de ces gens-là égalaient leurs mauvaises intentions, il y a longtemps que le roi d’Espagne ne serait plus leur maître[3]. »

  1. Bonnac à Louis XIV, 11 avril 1712.
  2. Bonnac à Torcy, 4 avril 1712.
  3. Bonnac à Torcy, 4 avril 1712.