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du gouvernement de la ville. Les prieurs des arts, c’est-à-dire des métiers, étaient des marchands, dont le pouvoir avait supplanté celui de l’ancienne noblesse féodale et impériale. Le commerce étant la vie même de l’état et presque sa raison d’être, une sorte de syndicat commercial s’était transformé en pouvoir politique.

La famille de Boccace n’était pas anciennement florentine. Elle tirait son origine de Certaldo, un gros bourg, coquettement étage, comme tant d’autres bourgs toscans, au penchant d’une colline. Le lieu est charmant, la nature gracieuse et riche. La rivière Elsa qui baigne le pied de la colline, donne la fraîcheur à une fertile et riante contrée. C’est une de ces vallées heureuses des affluens de l’Arno, aux paysages avenans et modérés, où, dans une vie traditionnellement simple et rustique, se sont formés tant de grands esprits. C’est un horizon de vignes, de moissons et d’arbres, un paisible recoin du monde, où l’on vit aujourd’hui des produits de la terre, dans une insouciance douce, tout comme on devait y vivre au temps de Boccace. Certaldo fut toujours pour lui un refuge de paix, après les fatigues des voyages, les agitations inquiètes de la vie florentine et la liberté fastueuse de la cour de Naples. Il préféra toujours ce lieu à tout autre, et, aimant à afficher l’indépendance assez hautaine qu’il y goûtait, il ajouta sans cesse à son nom le nom de son village et signa : Jean de Certaldo.

D’après un acte de 1318, le vieux Boccace était, à cette date, propriétaire depuis quatre ans à Florence. Il n’était pas marié, sans doute, lorsqu’il ramena à Florence son petit enfant parisien[1]. Son mariage avec Margherita di Gian Donato de’ Martulis fit à l’enfant une situation pénible. Les bâtardises étaient aisément tolérées par les mœurs du moyen âge, bien plus relâchées, en ce point, que les nôtres. Mais il n’est pas à croire que toutes les italiennes aient eu l’âme aussi grande que Valentine de Milan, et aient pu aimer, sans arrière-pensée, l’enfant qui leur avait été a dérobé. » La maison paternelle fut sombre pour celui qu’on n’y avait point désiré. Il n’y connut ni sourire, ni tendresse, et son enfance malheureuse se passa dans le silence et la crainte. On ne saurait se tromper, en effet, sur les allusions très claires qui sont à la fin de l’Ameto, et nul n’a douté que Boccace n’ait voulu désigner son père et la maison paternelle dans les vers si tristes que je vais traduire : « Là on ne rit jamais, ou bien rarement. La maison est obscure, et muette, et très triste… La vue affreuse et cruelle d’un vieillard glacé, rude et avare, m’angoisse à toute heure et m’afflige. »

  1. D’après la dispense citée par Suarez, l’enfant était illégitime, mais non adultérin.