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Qu’on ne s’y trompe pas pourtant : à travers ce tableau confus et vrai d’une société riche et trop civilisée transparaît par endroits le jugement dernier de l’auteur, qui est sain et honnête. Ainsi que dans Rabelais, on aperçoit dans Boccace un philosophe et un moraliste. Le philosophe est idéaliste et chrétien. Le moraliste est, comme Pétrarque, un disciple des derniers stoïciens. Ce qu’il enseigne, quand par hasard il enseigne à ses lecteurs sensibles et avares, c’est le mépris de la douleur et le mépris des richesses. C’est, en somme, la force d’âme ou la vertu, et c’est-à-dire « se vaincre soi-même. » — « Tous les hommes sont égaux, dit Boccace ; la vertu seule les distingue. » La dixième et dernière journée du Décaméron est tout entière consacrée au développement de ces hauts principes.

On trouve tout dans le Décaméron, même le rêve le plus éthéré, même un amour immatériel et idéal. Le Sicilien Gerbino s’énamoure d’une princesse, à travers les mers, sur la renommée de ses charmes et de ses vertus. Il navigue vers des contrées inconnues, pèlerin d’amour, poussé par un inexprimable désir de la perfection. L’anneau des fiançailles mystiques a été échangé par-delà l’Océan entre les deux amans spirituels. Ce récit fait songer aux poétiques inventions du moyen âge allemand, aux mythes du Graal, et l’on aime malgré tout le livre, si étrangement mêlé, où l’on en peut rencontrer de pareils.

Aux yeux du conteur de cour, gouailleur et débauché, passent des images célestes. On est au lendemain des croisades et de la chevalerie, des renoncemens de saint François et de ses poétiques visions. Presque à cette heure naît, pour l’extase perpétuelle, la vierge Catherine, forme immatérielle et presque céleste, âme prodigieusement illuminée. Quelle image se faire de ce temps si plein de contradictions ? À travers l’Italie bouillonne une vie plus intense qu’elle n’en connut jamais ; c’est dans les villes et les cours une agitation libre, un désordre des choses et des idées, une énorme licence, une universelle fermentation, d’où sortira, sous la pression de tyrans lettrés, le vin pur de la renaissance. Au-dessus planent des âmes sublimes, envolées à perte de vue dans l’idéal, humainement Pétrarque, divinement Catherine de Sienne.

Il était impossible que Boccace tînt son voluptueux auditoire dans les hauteurs ni s’y tînt lui-même. On donne toujours au public ce qui lui convient, et comme dit le proverbe italien : « À terrain mou, il faut une pelle de bois ; — A terreno dolce, vanga di legno. » Le terrain était mou, et la morale de Boccace ne le laboura pas bien profondément. La mauvaise herbe pousse en touffes très drues dans son champ trop riche, et on a peine parfois à y distinguer le bon grain. Les réflexions les plus graves et les plus morales