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Je sais de fort honnêtes gens dont ces propos et ces histoires sont le plus grand plaisir. Et qui peut jurer qu’il n’en a jamais ri ?

Il n’y a pas de honte à avouer le plaisir qu’on a pris au Décaméron. De fort bons, honnêtes et religieux esprits l’ont pris avant nous et ne s’en sont pas cachés. A côté de choses qu’on ne peut qu’excuser, ce livre bizarre est plein de récits admirables et de beaux drames humains. Il est vibrant de vie et de vérité, écrit dans une langue parfaite, classique et populaire à la fois, dont les proverbes et les locutions de terroir sont comme la sève et la moelle. En somme, en faisant toutes ses réserves, on est bien tenté de lui accorder l’indulgence que ne lui refusa pas Pétrarque, fort de vingt-cinq ans de vertu et de vie ascétique : « J’y ai pris plaisir, écrivit-il à Boccace, et si parfois tu y tombes dans une liberté un peu licencieuse, je t’en excuse par l’âge que tu avais lorsque tu l’écrivis, comme aussi par le langage populaire dont tu as fait usage, par la frivolité des histoires, et celle des lecteurs que tu te promettais. »


III

Si Boccace n’eut pas l’intention d’être immoral, il eut encore bien moins celle d’être irréligieux. On a voulu faire de lui un précurseur de la réforme et de la libre-pensée. Ce sont des banalités qui traînent dans tous les ouvrages de seconde main. Il eut assurément quelque animosité personnelle contre les moines, et il a exposé tout au long ses griefs dans le traité de la Généalogie des dieux. L’étude des auteurs païens inquiétait quelques esprits religieux, et il régnait contre les poètes surtout de ridicules préjugés populaires dont bien peu de gens étaient tout à fait exempts, et qui avaient pénétré dans certains couvens. Boccace, à plusieurs reprises, eut à se heurter contre ces préjugés. Non qu’il ait jamais eu à souffrir aucune persécution ; en étudiant sa vie et celle de Pétrarque, on ne peut qu’admirer la complète liberté de parole dont ils jouirent sans cesse. Mais l’un et l’autre, esprits fort entiers et hautement susceptibles, supportaient difficilement la contradiction, et la regardaient volontiers comme une trahison et un outrage. Boccace entretint contre les moines un dessein de vengeance personnelle, et ses adversaires prêtaient souvent le flanc. C’est dans l’histoire ecclésiastique, plutôt que dans le Décaméron, qu’on doit chercher les preuves de la triste décadence où étaient tombés certains monastères, par l’absence prolongée du saint-siège et l’universelle licence. Le monachisme pur et intact, dont Pétrarque a parlé