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délicieusement et que Boccace a loué aussi, brillait encore en bien des lieux. Boccace s’attaque, dit-il, aux mauvais moines, non aux bons : le siècle était bien trop religieux encore pour qu’il pût penser nuire à la religion. Il n’y a pas dans le Décaméron un mot qui soit décidément contraire à la foi chrétienne. Seule, la nouvelle des Trois anneaux sent bien le scepticisme. Mais ce n’est qu’un bon mot, et cela ne peut suffire pour contre-balancer les professions de foi dont le Décaméron abonde. Boccace, en son temps, ne passa nullement pour impie. Dans un mystère français représenté cinquante ans après sa mort, il figure parmi les témoins de la divinité de Jésus-Christ[1].

C’est un tour d’esprit particulier à quelques hommes de plaisanter des choses auxquelles ils croient le plus. Boccace plaisante de la religion et y croit fermement ; et aussi des revenans, des songes et de la sorcellerie ; cela ne veut pas dire qu’il n’y crût pas. On sait combien il s’est gaussé de la simplicité des pieux chercheurs de reliques. Et dans son testament, il est question des « reliques saintes que messer Jean Boccace, depuis un très long temps et avec une très grande peine, a fait venir de diverses parties du monde. » Les frivoles interlocuteurs du Décaméron railleront un homme « épais et sot qui dit des Pater noster, va au sermon, ne manque pas la messe, jeûne et ne sort pas de l’église. » Mais eux-mêmes observent le vendredi et vont le dimanche aux offices. Si l’on ne peut comprendre par quel arrangement de conscience des hommes païens par la pensée, licencieux par la conduite, ont pu rester attachés fermement à la foi chrétienne, on n’entendra rien à la renaissance italienne, et rien d’abord à Boccace.

C’était là un christianisme bien étouffé, sans doute, mais vivant et prêt à renaître. Boccace, dans l’état d’esprit où j’ai cherché à le montrer, était tout préparé à une grande crise morale et religieuse, où l’amitié de Pétrarque va le précipiter. Une haute amitié, conçue à la façon des sages antiques, était le complément nécessaire d’une vie philosophique. Une grande âme semblait donc incomplète à qui l’amitié n’avait pas été donnée. L’amitié de ces grands hommes eut quelque chose de tendrement passionné. Comme les beautés de l’esprit féminin leur étaient closes, on dirait qu’ils demandaient à l’amitié quelques-unes des hautes jouissances morales que donne l’amour. Leur cœur, traîné parfois dans des amours assez basses, goûtait avidement ce sentiment qui leur semblait seul pur, spirituel et dégagé des sens. Ils exaltaient

  1. La vengence Nostre Seigneur Jhesu-Christ, mystère représenté à Metz en 1437 (Voir Louis Paris, Toiles peintes et tapisseries de la ville de Reims.)