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l’amitié bien au-dessus de l’amour ; car l’amour exige toujours la présence, la vue, la possession, l’intervention de cette enveloppe terrestre et méprisable. L’amitié qui unit les âmes les unit même à distance, même à travers l’absence et la mort. Pétrarque entretint des relations d’étroite amitié avec des hommes qu’il fut vingt ans sans voir. Certes, il y a dans ces sentimens, comme dans la vie de ces charmans penseurs, quelque chose de factice. Mais n’est-ce pas la sincérité qui fait la force des sentimens ? Dans leurs amitiés si particulières, si excessives, ils furent, comme en toutes choses, délicieusement sincères. Leur amitié fut sans cesse fondée, comme ils le voulaient, sur l’amour de la vertu, de la science, sur le désir commun du salut de leurs âmes.

C’est un rare et merveilleux spectacle, un des plus beaux que nous puisse offrir le XIVe siècle. Le sentiment qui lie deux hommes si différent si absolus chacun dans leurs opinions et leurs préjugés, si passionnés, est parmi les plus nobles que conçoive l’humanité. Une franchise courageuse et même brutale, un dévoûment continuel, une merveilleuse délicatesse et une touchante indulgence réciproque, ont élevé Pétrarque et Boccace au-dessus de leur temps et d’eux-mêmes. En considérant comment une pareille liaison a pu se maintenir pendant près de vingt-cinq ans, sans déchirement comme sans relâchement, on est pris d’une profonde estime pour ces hommes, dont les faiblesses n’ont jamais profondément taché l’âme, dont les affectations littéraires n’ont jamais corrompu la native simplicité. On comprend que Pétrarque ait dit : « L’amitié est la première chose du monde après la vertu. »

Pétrarque eut de nombreux amis, je dis des amis tendres, tels que j’ai cherché à les décrire. Boccace n’en eut véritablement qu’un, et celui-là fut Pétrarque. Nous l’avons vu ombrageux, indépendant, se drapant avec orgueil dans son manteau troué de philosophe. Il se familiarisait aisément, mais ne se liait pas. Tout différent était Pétrarque, qui se professait sauvage et solitaire, mais donnait aisément son amitié, et parfois imprudemment. Boccace avait eu d’assez étroites relations avez Zanobi di Strada, son camarade d’enfance et le fils de son maître. Zanobi, bon homme, esprit assez médiocre, réussissait fort dans les cours, où sa facilité de caractère le rendait un courtisan aimable et peu gênant. Ses succès comme poète, que la postérité n’a ratifiés à aucun degré, le faisaient partout rechercher. Les lettres que Boccace lui écrivit ne respirent qu’un dédain à peine dissimulé.

Le Florentin heureux et hardi qui avait associé sa fortune à celle de la maison royale de IN api es, et avait triomphé avec elle, Nicolo Acciaiuoli, devenu grand sénéchal du royaume, n’était pas