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d’Italiens lettrés. Les meilleurs amis de Pétrarque et de Boccace, et les plus savans, ont été des ecclésiastiques comme Nelli, des moines comme Martino da Signa et le père Marsili. Il serait aisé de démontrer, par cet exemple et bien d’autres, que la résistance des couvens à l’humanisme ne fut point générale, et n’eut pas l’importance qu’on lui a attribuée. On exagère certainement beaucoup lorsqu’on répète que Pétrarque et Boccace, premiers penseurs modernes, affranchirent la pensée humaine. Tout penseur original affranchit toujours en quelque chose la pensée. Mais cela n’empêche pas de mettre les choses à leur place. Boccace et Pétrarque furent bien de leur temps : ils s’appliquèrent très sincèrement à accorder leurs études et leur foi. Ils mirent, comme il arrive toujours aux hommes, quelque excès dans leurs prétentions, et exaltèrent l’homme de lettrés plus haut peut-être qu’il ne convient, préparant par leur exemple cet homme de lettres de la renaissance propre à tout et prêt à se mêler de tout. Ce que j’en dis n’est point pour méconnaître les très grands services qu’on leur doit. Boccace résista très justement à des théories religieuses excessives, qui ne furent jamais celles de l’église, et il en prit occasion pour renouveler ses déclarations d’attachement à la foi catholique.

Il ne vivait pas sans trouble de conscience. Sa pensée pas plus que sa vie n’étaient tout à fait conformes à ce modèle religieux que Pétrarque lui présentait sans cesse. Il traînait son âge mûr dans des amours peu nobles, dont son Corbaccio nous donne une assez triste idée, et dont des enfans naturels étaient les preuves vivantes ;

La foi simple de l’homme du moyen âge allait tout d’un coup renaître dans l’âme de Boccace. Un jour, au commencement sans doute de 1362, Gioacchino Ciani, moine chartreux, entra chez lui pour y accomplir, dit-il, un message, au nom de Pietro Petroni, abbé de son couvent, mort récemment en odeur de sainteté[1]. À l’heure de mourir et de paraître devant son Créateur, l’abbé vénéré avait joui d’une vision céleste. Il lui avait été donné de voir à la fois le ciel et les enfers. Les jugemens de Dieu sur plusieurs lui avaient été révélés, et il avait chargé son disciple Ciani de les prévenir que la mort était proche pour eux et qu’ils eussent à se réformer. Il avertissait Boccace, qu’il n’avait jamais vu et qu’il ne connaissait aucunement. Et même, si tant est que le zèle du messager n’ait rien ajouté aux paroles du bienheureux, Boccace fut invité à renoncer à la poésie, c’est-à-dire, comme il le comprit aussitôt, à l’étude des auteurs païens. Il se sentit troublé au fond de

  1. Pietro Petroni a été béatifié. Bolland. 20 mai.