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clairement, soit ! Mais j’ai compris ce que j’ai pu, et si cet homme admirable était resté plus longtemps parmi nous, nul doute que je n’eusse tout compris. »

La traduction de Léonce Pilate, dont M. Hortis a pour la première fois publié un fragment, est littérale et obscure. On ne s’étonnera pas d’entendre dire à Boccace qu’il ne comprenait pas tout. Léonce savait médiocrement le latin, et l’on se demande s’il savait suffisamment le grec. Son interprétation, si imparfaite qu’elle fût, ne s’acheva que lentement et laborieusement. En effet, c’est en 1360 que Pétrarque prêta son manuscrit à Boccace, et en 1364 la traduction était à peine terminée. Après 1367 seulement, Pétrarque put en obtenir une copie complète. Boccace ne supporta pas tout ce temps la fatigante société du traducteur. En 1363, Léonce ne pouvant plus se souffrir à Florence, Boccace l’avait conduit à Venise auprès de Pétrarque. Malgré ses travers toujours croissans et sa mauvaise humeur constante, qui assombrissait la gaîté naturelle du vieux philosophe, Pétrarque le retint assez longtemps ; car on attendait de lui une traduction des Dialogues de Platon. Pourtant, au bout d’un ou deux ans, Pétrarque était tout à fait à bout de forces. Il avisait Boccace qu’il avait laissé Léonce partir pour Constantinople, sans faire aucune instance pour le retenir. Il lui avait seulement donné une lettre pour l’empereur Jean Paléologue. Sitôt arrivé, Léonce regretta d’être venu, et supplia Pétrarque de le rappeler en Italie. Mais Pétrarque, à peine libéré, n’y consentit à aucun prix, et demeura plus d’un an inflexible aux prières de Léonce. Sa bonne âme à la fin se laissa toucher, et, en janvier 1367, Léonce naviguait vers Venise. Dans la mer Adriatique, une tempête violente assaillit le navire, et, tandis qu’il s’accrochait au mât pour résister à la force du vent, le premier traducteur d’Homère mourut, comme Ajax, frappé de la foudre.

Si l’homme est naturellement inconstant dans ses desseins, l’homme de lettres l’est plus que tout autre ! Ainsi raisonnait Pétrarque, en pensant à Léonce Pilate. Il eût pu être confirmé dans cette sage réflexion par un retour sur lui-même et l’exemple de son ami Boccace. Jusqu’à ce que la maladie l’eût cloué sur place, Boccace voyagea ; il lui était impossible de rester longtemps au même lieu, et il vivait toujours incertain du lendemain. Il se détachait de plus en plus de Florence, et nous voyons qu’en 1362, il donnait sa maison à son frère Jacopo. A Certaldo, il ressentait avec aigreur la gêne de son étroite fortune, cette pauvreté dont il menait si grand bruit, et dont il avait tout à fait convaincu Pétrarque. Cependant son indépendance lui faisait refuser les invitations princières, l’offre de fonctions lucratives, comme celles de