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changer le cours des événemens, pour donner du cœur à une assemblée, pour réveiller par une initiative hardie les courages endormis de toute une province. En juin 1788, Mounier fut cet homme. Il avait trente ans ; sa santé l’avait obligé, malgré des succès, à quitter le barreau. Juge royal à Grenoble, il consacrait ses loisirs à des études poursuivies gravement, sans chercher le bruit et avec un désir personnel de s’instruire. Entre Montesquieu et Blackstone, il étudiait la constitution anglaise en fuyant les paradoxes de Rousseau, et se demandait pourquoi la France, qui trouvait dans les vieilles formes de la monarchie les germes de la liberté, ne pouvait pas les développer, en ayant, elle aussi, sa grande charte. Doué d’une éloquence naturelle, il avait une âme ardente, tempérée par le bon sens. « C’était, suivant Mme de Staël, un homme passionnément raisonnable. » Au milieu du désarroi qui suivit la journée des Tuiles, il vit ce qu’il y avait à faire, agit vite et frappa juste[1].

Grenoble n’était plus gouverné. Le parlement, rétabli par la foule, s’était empressé, dès l’émeute calmée, d’obéir aux lettres de cachet. Le corps de ville prit en main l’autorité, convoqua le conseil-général de la cité, ainsi que des membres du clergé, de la noblesse et du tiers. Après douze heures de délibération, Mounier fit décider à l’unanimité la convocation à Grenoble d’une assemblée des trois ordres de la province avec doublement du tiers (14 juin). Les adhésions affluèrent de toutes parts. Les Dauphinois avaient mis en mouvement une force que ne pouvaient paralyser ni lettres de jussion, ni ordres du roi. En vain Brienne crut-il arrêter le courant en mandant à la suite de la cour les deux premiers consuls, en intimant aux autres la défense de tenir des assemblées, en envoyant dans une forteresse le maire de Romans ; ces mesures ne firent que surexciter les esprits ; sous le coup des lettres de cachet, une nouvelle réunion, convoquée à l’hôtel de ville, fixa au 21 juillet l’assemblée générale de la province ; elle devait se tenir en un couvent situé aux portes de Grenoble, où reposaient les restes de Bayard. Tel était l’enthousiasme de ce temps, qu’on voulait se lier par un « serment d’union, de fidélité et de constance, » sur le tombeau du chevalier sans peur et sans reproches.

Chaque effort de l’autorité tournait contre elle. Un arrêt du conseil défendant les assemblées ayant été affiché, la foule le déchira. Ce fut le premier président de la chambre des comptes du Dauphiné, qui, élevant la voix pour protester, rappela que le privilège le plus

  1. Une étude importante a été récemment consacrée au député de Grenoble par M. Léon de Lansac de Laborie. Ce jeune historien a peint à merveille le caractère de Mounier. Paris, 1887 ; Plon.