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que se décideront les événemens qui dépendent en partie de la force des choses, qui peuvent aussi dépendre de la volonté des hommes, peut-être de toute sorte d’incidens imprévus. Il n’est pas moins assez sensible que, depuis le changement de règne accompli à Berlin, depuis qu’un souverain plus jeune a ceint la double couronne de Prusse et d’Allemagne, il y a un travail mystérieux qui peut conduire à des déplacemens d’alliances, à des combinaisons inattendues. Ce n’est pas, si l’on veut, que l’empereur Guillaume II ait laissé voir dès son avènement une impatience trop vive d’action, le désir de modifier les conditions générales et la direction de la politique allemande ; il a, au contraire, témoigné la volonté de conserver la paix, de maintenir ses alliances avec l’Autriche, avec l’Italie. On sent cependant qu’il y a quelque chose de changé, que les affaires de l’Europe pourraient entrer d’ici à peu dans une phase nouvelle, et un des premiers indices de la pensée du nouveau règne allemand est le projet que l’empereur Guillaume a conçu, qu’il met aujourd’hui même peut-être à exécution, celui d’un voyage à Saint-Pétersbourg. Il rendra probablement visite plus tard, dans le courant de l’automne, à l’empereur d’Autriche ; il pourra se rencontrer avec le roi Humbert. Il commence par Saint-Pétersbourg ! Quelle est la signification réelle, quelles seront les conséquences de ce premier voyage ? C’est là, pour le moment, la question qui éclipse toutes les autres, qui a certainement son importance dans l’état présent de l’Europe.

Évidemment, ce n’est pas pour rien, ce n’est pas même uniquement pour resserrer des liens de parenté, que Guillaume II va à Saint-Pétersbourg. Ce voyage, au début du règne, se lie à de plus profonds calculs ; il se rattache, on n’en peut douter, aux combinaisons compliquées de M. de Bismarck, dont la politique est plus que jamais toute-puissante à Berlin. Le chancelier n’en est pas à laisser voir le prix qu’il met à l’intimité de l’Allemagne avec la Russie ; il n’a pas caché, lui, le plus audacieux et quelquefois le plus franc des hommes, son impatience des froissemens survenus depuis un an et son inquiétude de la position indépendante, énigmatique, un peu hautaine, prise par la Russie. Il ne méconnaît pas la valeur de ses autres alliances, puisqu’il les a signées et qu’il a cru y trouver une garantie de sécurité : il leur fait la place qui leur est due selon les circonstances. À ses yeux, l’alliance avec la Russie est manifestement la première de toutes. Tant qu’il ne l’a pas, tant qu’il voit aux frontières de l’Allemagne une puissance silencieuse qui se réserve de ne consulter que ses intérêts, il ne se sent pas libre, surtout du côté de l’Ouest, où il a toujours son regard fixé. Il a beau dire qu’il a un million d’hommes pour chaque frontière, avec un million d’hommes de réserve, il se sent gêné, et pour reconquérir sa liberté à l’Ouest, sur les Vosges, pour retrouver au Nord une Russie immobile ou neutre, il est prêt à tous les sacrifices, à toutes les con-