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Mais, quelles que soient les lacunes de l’institution, ne doit-on pas applaudir au noble effort d’une démocratie cherchant des garanties contre elle-même, par défiance de ses propres entraînemens ? Le mérite est grand d’établir qu’entre la domination brutale du nombre et les droits de la collectivité la plus faible ou du simple citoyen, les tribunaux élèveront des remparts et des abris. Se sachant toute-puissante, et prévoyant qu’elle abusera tôt ou tard de sa force, la majorité consent que le juge soit la personnification vivante de la conscience nationale, à laquelle l’opprimé puisse faire entendre un dernier appel.

Ce système judiciaire, dont les Américains ont toute raison de se glorifier, « ce pur joyau des libertés anglo-saxonnes, » la jeune république eut l’avantage d’en hériter pour ainsi dire à son berceau ; c’était un legs de la monarchie britannique.

On sait que la Common Law, base universelle de la législation anglaise, fut importée dans les colonies par les premiers immigrans. Loin de tomber en désuétude, elle poussa de si vigoureuses racines sur le sol nouveau, que l’Amérique émancipée la considéra comme son patrimoine national. « Nous vivons dans la Common Law, écrivait Kent en 1826, nous la respirons avec l’air ambiant, elle nous pénètre par tous les pores. Au réveil et pendant le sommeil, dans nos voyages ou dans nos demeures, nous la rencontrons partout. Elle est indissolublement liée à notre idiome natal ; et il nous serait impossible d’apprendre un autre ensemble de lois, sans apprendre en même temps un autre langage. »

Naguère, à propos de la condamnation des anarchistes de Chicago, M. Oglesby, gouverneur de l’Illinois, disait également : « Les lois américaines nous viennent de la mère patrie. Elles sont le fruit d’une expérience dix fois séculaire ; elles sont justes et sages. Nul ne doit les fouler aux pieds, surtout s’il tient à la vie. »

En quoi donc consiste cette loi commune si vénérée, qui est actuellement encore le fond du droit public aux États-Unis ? Née de la coutume et de la tradition, la Common Law fut l’œuvre patiente des tribunaux anglais, dont les arrêts successifs formèrent peu à peu jurisprudence, en dehors de tout acte législatif. On l’a classée même sous le titre de loi non écrite, pour la distinguer mieux des lois régulièrement votées par les chambres représentatives.

Le magistrat qui l’applique est moins assujetti que d’autres à l’observation de règles péremptoires. Comme il s’appuie sur des précédens souvent confus, parfois contradictoires et inconciliables, son initiative et son libre arbitre trouvent largement à s’exercer. Il conserve beaucoup d’indépendance, non pas seulement dans l’appréciation du fait, mais dans l’interprétation de la loi. Et d’ailleurs ces précédens, d’après lesquels le pouvoir judiciaire se guide