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la cour suprême n’est restée grande et forte qu’autant qu’elle a pu s’en préserver.

Dans les états particuliers, au contraire, aucune circonstance spéciale ne protégeait la judicature contre les tendances des institutions. Le peuple de l’état, qui formait une collectivité réelle et souveraine sur son domaine propre, élisait au scrutin ses gouvernans de toute catégorie. Rien ne l’empêchait de donner au pouvoir judiciaire les mêmes sources électorales qu’aux autres pouvoirs publics.

La magistrature locale, généralement élue, est donc le fruit naturel du système américain ; la magistrature fédérale, nommée, n’y représente qu’une exception d’élite, une précieuse anomalie. C’est dans les états particuliers qu’il faut chercher jusqu’où peut être compromis le juge par le principe électif de son investiture, au milieu de la démocratie même la moins fanatique.

En effet, la leçon paraîtra d’autant plus instructive que les conditions essentielles d’une bonne organisation judiciaire ont été excellemment comprises et définies par les républicains d’Amérique. Leurs doctrines, que nous résumons ici, sont bien dignes de ce peuple instinctivement ami de la loi (law abiding people) chez lequel, au dire de Burke, les connaissances juridiques étaient plus répandues que partout ailleurs.

Défenseur naturel des libertés publiques et privées, le juge doit planer si haut que ni la faveur ni la crainte ne puissent atteindre sa conscience et troubler l’impartialité sereine de ses jugemens. Son indépendance est le fondement même des sociétés libres. En république, la majorité souveraine peut tout ce qu’elle veut, le nombre tend sans cesse à primer le droit ; quel recours resterait aux minorités sans l’intégrité de la magistrature ? Dans un gouvernement de partis, où chaque faction détient tour à tour la toute-puissance, quelle autre barrière s’élèverait contre la tyrannie du parti vainqueur, trop enclin à profiter âprement d’une victoire qu’il sait éphémère ? Asservissez le juge aux maîtres du jour, l’empire des lois devient une monstrueuse hypocrisie ; le despotisme est fondé.

« Ne nous payons pas de mots, dit Story, et donnons du moins aux choses les noms qu’elles méritent. Une république dépourvue d’un pouvoir judiciaire assez indépendant pour résister à l’usurpation, pour protéger les libertés publiques et les droits privés, s’appelle une démocratie absolue, exerçant par ses chefs la souveraineté despotique et universelle. Ce gouvernement de tyrans, électifs sans doute, mais tyrans néanmoins, sera d’autant plus violent, vindicatif et sanguinaire, qu’il engendrera forcément de nouvelles factions, ne pouvant régner que par l’écrasement des factions