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rivales. Régime dangereux et corrompu, qui se caractérisera tour à tour par la violence ou l’imbécillité. »

En Amérique, la constitution écrite est la loi suprême ; chaque pouvoir a ses limites, le législatif aussi bien que les autres. Au juge incombe la mission de faire respecter les bornes prescrites et de régler les litiges constitutionnels. Pour rester arbitre impartial, comme pour offrir aux citoyens lésés une protection efficace, la magistrature ne doit pas être assujettie à ceux dont elle contrôle les actes. On ne saurait trop multiplier les garanties de cette nature. Tout ce qui grandit le juge fortifie le droit.

Or le pouvoir judiciaire est en fait le moins puissant des pouvoirs publics. Son infériorité matérielle, en face des assemblées législatives et de l’exécutif, l’expose à des capitulations fâcheuses. Sa situation même le désigne aux tentatives corruptrices et aux attaques des ennemis de la loi, qui gêne et contrarie presque autant de gens qu’elle en protège.

L’inamovibilité des fonctions vient fortement en aide à l’énergie morale et à la conscience du juge. « C’est le meilleur et peut-être l’unique procédé, dit Hamilton, pour obtenir une justice régulière, droite et impartiale. » D’ailleurs, dans les gouvernemens électifs, tout se modifie et se transforme soudain, les institutions et les interprétations autant que les hommes. Au milieu de cette mobilité perpétuelle, si dangereuse dès que rien n’y fait contrepoids, le magistrat inamovible représentera les traditions conservatrices et la stabilité constitutionnelle.

Les Américains se préoccupaient moins des abus possibles du privilège attribué au pouvoir judiciaire que de l’insuffisance des moyens destinés à garantir son indépendance. Suivant eux, loin de rendre le juge assez redoutable pour menacer les libertés individuelles, l’inamovibilité le laissait encore trop faible pour les protéger efficacement. « Peu d’hommes, dit Story, ont le courage de résister au courant des passions populaires, et de sacrifier leur bien-être présent ainsi que la faveur publique à l’accomplissement consciencieux de leurs devoirs, et à la gratitude lointaine du pays et de la postérité. »

Quant à l’élection des juges, bien qu’à peine pratiquée alors en Amérique, les effets en étaient prévus et dépeints avec la plénitude et la franchise du bon sens. Tout système électif épuise bientôt le personnel éligible, et d’autant plus vite que les qualités requises sont plus éminentes. Pour subvenir aux changemens des scrutins périodiques, où trouver assez de sujets d’élite, réunissant la haute moralité, les connaissances spéciales, l’expérience professionnelle qu’exige la mission d’appliquer les lois ? L’instabilité des fonctions judiciaires en éloignera quiconque mériterait le plus de les