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occuper. Tout homme ayant le sentiment élevé du devoir reculera devant la nécessité de mener à grand fracas une campagne électorale, où les promesses du candidat engageraient la liberté du futur juge. Ceux que la sévérité des principes, la réserve et la dignité du caractère recommanderaient le mieux aux suffrages populaires, seront détournés de les briguer par leurs titres mêmes à les obtenir. La judicature tombera en des mains incapables ou indignes, et son asservissement aux partis entraînera les pires conséquences.

« Élus par l’oligarchie régnante, écrivait John Adams, les magistrats se montreront obséquieux envers la majorité à laquelle ils devront leurs sièges. L’autorité judiciaire se prostituera aux manœuvres électorales. La justice ne sera plus rendue. L’innocence et la vertu ne seront des sauvegardes que pour les amis de la faction dominante, qui, par des poursuites abritées derrière une légalité menteuse, réduira ses adversaires au désespoir et à la ruine. »

Quant au pacte fondamental, soi-disant protecteur de tous les droits, il ne sera plus que l’instrument flexible de tous les caprices du nombre. La majorité n’aura-t-elle pas ses juges, prêts à rendre n’importe quels oracles ? Les volontés changeantes des maîtres du jour deviendront la loi suprême et la suprême interprétation de la loi.

Ces doctrines appartiennent surtout aux fédéralistes, et aux commentateurs Kent et Stoiy, qui les résumèrent fidèlement. Elles n’en reflètent pas moins l’opinion générale de l’Amérique dans les premiers temps de son existence nationale. Car les états particuliers, absolument libres de constituer à leur gré le pouvoir judiciaire local, avaient presque tous adopté les règles qui présidèrent plus tard à l’établissement des tribunaux de l’Union. Sauf une ou deux exceptions remontant à l’époque coloniale, les juges étaient inamovibles et nommés par l’exécutif. Hamilton arguait même de leur exemple devant ses collègues de Philadelphie pour faire accorder le même privilège à la magistrature fédérale.

Cinquante ans après la guerre de l’Indépendance, ces idées prévalaient encore. Sur vingt-quatre états, dix-neuf conservaient l’inamovibilité des juges. Story pouvait donc démontrer à l’aide des faits la supériorité pratique de cette organisation judiciaire.

Le politicien d’aujourd’hui raisonne autrement. Très ferré sur les principes, il définira les qualités essentielles du bon magistrat en amplifiant les belles définitions de Hamilton ou de Story qu’il sait par cœur. Volontiers il redira avec John Marshall, non sans rire à part lui : « Le ciel dans sa colère ne saurait infliger de fléau plus terrible aux nations ingrates et pécheresses qu’une magistrature