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un rétrograde, qui nous ramène à l’enfance de l’art ? Ses procédés sont d’une naïveté étrange. Il se trouve, par exemple, au second acte, une scène tout à fait extraordinaire, et qui prêterait aisément à la parodie. Tristan et Yseult ont bu le philtre qui fait aimer ; ils sont seuls dans la forêt, s’abandonnant à toute l’ivresse de leur amour, quand le roi de Cornouailles, qu’un traître a prévenu, vient les surprendre. Ce roi est un mari d’humeur douce, qui se contente de leur adresser une admonestation interminable. La réprimande finie, il ne pousse pas tout à fait la complaisance jusqu’à s’en aller et à les laisser libres, ce qui serait le comble de la bonté ; mais au moins il se retourne et se met à causer tranquillement avec ses serviteurs. Pendant ce temps, le philtre agissant toujours, les deux amoureux se rapprochent, se prennent la main, se serrent l’un contre l’autre, comme s’il n’y avait personne, et entament un duo plein de passion, dont les partisans de Wagner font le plus grand éloge. J’avoue que je n’ai pas pu en goûter les charmes. Toutes les fois que j’étais tenté d’être ému, le dos de ce mari commode, qui persistait à ne rien entendre, et causait toujours avec ses amis sans se retourner, me donnait envie de rire. Je souhaitais beaucoup savoir de quelle manière l’Italie accueillait une musique qui semble si peu conforme à son génie ; mais, sur ce point, il ne me fut pas aisé de me satisfaire, les Italiens étant moins nombreux dans la salle que les étrangers. Je remarquai pourtant que, tant que l’acte durait, l’auditoire était très calme, et même un peu somnolent, mais qu’aussitôt qu’on baissait la toile, tout ce monde à moitié assoupi sortait brusquement de son repos. On applaudissait avec violence, on rappelait les acteurs, qui s’empressaient de revenir par les portes qu’il est d’usage en Italie de ménager dans les rideaux, pour leur laisser passage. Cet enthousiasme avait l’air de n’être pas tout à fait spontané et sincère. Beaucoup me semblaient applaudir pour faire les entendus et se mettre à la mode du jour. Il y avait près de moi deux personnes d’âge différent, dont les sentimens n’étaient pas tout à fait semblables. Le plus jeune devait être un fanatique de la musique de l’avenir ; il en chantonnait dans ses lèvres les récitatifs, qu’il avait eu le courage d’apprendre et le mérite de retenir ; aux beaux endroits, il se frappait la tête et jetait les bras en l’air, avec une mimique tout italienne. L’autre était plus tranquille, et se contentait d’applaudir convenablement par intervalles. Au second acte, je l’entendis faire une réflexion qui me prouva que son admiration n’allait pas sans quelque réserve. C’était au moment où Tristan et Yseult, après avoir chanté debout un grand duo d’amour, s’assoient sur le banc et recommencent. — « Bon, dit-il entre ses dents ; en voilà pour trois quarts d’heure avant qu’ils ne se lèvent ! » — Ce qui prouve