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mais la tactique était toujours la même : demander le contraire de ce qu’on voulait.

Un jour, un jeune savant, qui désirait faire une exploration scientifique dans les régions polaires, s’adressa directement à l’électeur. Le congé lui fut sèchement refusé. Il en fit ses plaintes à l’officier de service. — « Vous vous y êtes mal pris, lui répondit l’aide-de-camp ; laissez-moi faire, je réponds du succès. » — Le lendemain, il dit à son maitre : — « Ce savant, monseigneur, vous devra la vie ; il est poitrinaire au dernier chef, en l’empêchant de s’aventurer dans les neiges et les glaces, vous l’avez préservé d’une mort certaine. » vingt-quatre heures après, le savant, dont la santé était solide, partait joyeux et vaillant, son congé en poche.

Bien des incidens de ma carrière se sont effacés de ma mémoire, mais le souvenir de ma présentation à la cour de Hesse est resté vivant dans mon esprit. Le matin de ce grand jour, — c’était le 9 novembre 1846, — un fourrier de la cour était venu m’annoncer que j’étais « commandé, » befohlen, à la table de son altesse royale pour quatre heures moins un quart précises, en grand uniforme, c’est-à-dire en pantalon de casimir blanc à bande d’or et, ce qui me parut ironique, avec toutes mes décorations ! Ce fut un moment solennel lorsque l’électeur, annoncé par un vigoureux coup de canne du grand-maréchal et précédé par ses hauts dignitaires, sortit de ses appartemens pour tenir son cercle. Il portait le petit uniforme de ses gardes du corps, un habit rouge en queue d’hirondelle ; un faux col émergeait d’une énorme cravate carcan ; dans sa main, il tenait un grand tricorne-claque, orné d’un plumet blanc. A son entrée, tous les assistans se redressèrent instantanément, comme mus par une étincelle électrique, attendant au port d’armes, tête baissée, un mot ou un sourire. Après avoir laissé tomber péniblement de sa bouche quelques monosyllabes inarticulées devant les ministres d’Autriche et de Prusse, il s’avança vers moi, hésitant, embarrassé comme un chevalier dans sa cuirasse. Je m’inclinai respectueusement, attendant qu’il voulût bien m’honorer d’une parole. J’attendis longtemps, sous les regards des courtisans. En clignant de l’œil, je le vis rouge, nerveux, se tournant et se retournant dans tous les sens ; il balançait son claque et torturait son faux col. La scène était embarrassante et comique à la fois. Je dus me mordre les lèvres, le rire allait me gagner. Enfin, après un point d’orgue qui me parut interminable, je saisis à travers un bégaiement guttural le mot de Cassel. — Je pris la balle au bond, et, dégageant sa pensée de sa confuse articulation, je répliquai bravement : — « Oui, Monseigneur, Cassel est un séjour charmant. »

La figure de l’électeur se dérida instantanément ; il semblait